Retour des militaires… et après ?

par Dominique Lerouge
23 Août 2013. © VOA

Le refus massif de la politique des Frères musulmans a entraîné au printemps 2013 une très importante mobilisation populaire. faute de débouché à gauche, les militaires sont revenus au pouvoir.

Le refus massif de la politique néo-libérale et répressive des Frères musulmans s'est traduit au printemps 2013 par la plus importante mobilisation populaire que l'Égypte ait connue au long de sa longue histoire. Les forces de gauche n'étaient malheureusement pas en capacité de proposer un débouché politique permettant enfin la réalisation des exigences sociales et démocratiques de la révolution de 2011. Cela a permis aux militaires, le 3 juillet, un retour au pouvoir qu'ils avaient dû abandonner à la suite des élections présidentielles de juin 2012.

Synthèse actualisée Inprecor Egypte

Une vague répressive d'ampleur

Le 14 août l'armée a lancé une offensive de grande envergure contre des sit-ins organisés par les Frères musulmans exigeant le retour au pouvoir de l'ex-président Morsi. Environ 500 personnes ont été tuées en une seule demi-journée.

En " représailles », les islamistes sont accusés de vouloir déclencher une guerre communautaire avec dès le lendemain l'incendie de 36 églises coptes (1), suivi d'une série d'agressions comme un attentat contre un mariage copte le 20 octobre. Celui-ci a fait 4 morts dont deux fillettes de 8 et 12 ans, ainsi qu'une dizaine de blessés. Le 6 octobre les heurts entre pro-Morsi et anti-Morsi ont fait 51 morts et 371 blessés (2).

Le 4 novembre a eu lieu l'ouverture du procès intenté au président déchu et à 14 dirigeants des Frères pour " incitation au meurtre » de manifestants. Les Frères avaient annoncé une riposte de grande ampleur dans tout le pays. Il n'en a rien été.

Cet échec résulte de la combinaison de plusieurs facteurs :

* une impopularité des Frères musulmans telle que certains sont agressés en pleine rue et une partie de leurs locaux détruits ;

* l'ampleur du dispositif policier mis en place ce jour-là, de l'ordre de 20.000 hommes ;

* la vague répressive la plus importante que les Frères aient subi depuis les années 1950 (3) : plus de 2.000 membres de la confrérie ont été arrêtés dont les trois principaux dirigeants.

Il est cependant probable que tout cela ne suffira pas à détruire ce mouvement qui a su continuer à exister dans la clandestinité pendant des dizaines d'années. Et cela d'autant plus qu'une grande partie de leur puissance économique et de leurs activités caritatives sont organisées de façon à être difficile à démanteler.

Le risque réel existe que les nouveaux maîtres du pouvoir s'engagent dans une spirale répressive rappelant le régime en place pendant des dizaine d'années, et qui pourrait frapper non seulement les islamistes, mais tous ceux qui s'opposent au régime. Un certain nombre de défenseurs des droits de l'homme lancent un cri d'alarme à ce sujet (4).

Au nom de la lutte contre le terrorisme, un projet de loi est à l'étude qui instaurererait les fondements d'un nouvel État policier pire que celui de Moubarak (5).

Al-Sissi futur président ?

L'homme fort du nouveau pouvoir surfe sur la vague de popularité acquise pour avoir débarqué les Frères. Ancien chef des services de renseignements sous Moubarak, le général Abdel Fatah al-Sissi jouit néanmoins du soutien d'une partie de ceux qui avaient joué un rôle décisif dans la chute du dictateur en 2011, puis dans les mobilisations de juin-juillet 2013 :

► Une partie au moins des leaders du mouvement Tamarod (Rébellion), à l'origine des mobilisations contre Morsi ;

► Kamal Abou Aïta, ancien président du premier syndicat indépendant puis de la centrale EFITU, est devenu ministre du Travail ;

► Hamdeen Sabahi, candidat nassérien qui avait fait presque jeu égal avec le candidat des Frères et celui des militaires à l'élection présidentielle de juin 2012 a d'ores et déjà annoncé qu'il s'effacerait derrière Sissi au cas où ce dernier se présenterait à la prochaine présidentielle.

Le risque est donc réel que l'armée de Moubarak, qui a conservé son immense empire économique même sous la présidence de Morsi, récupère l'essentiel du pouvoir politique.

Quelle alternative de gauche ?

Contrairement a ce qui a pu avoir lieu dans le passé, une minorité des gauches refuse de jouer " un camp » contre l'autre. Elle s'affiche au contaire courageusement comme étant " ni pour les Frères, ni pour les militaires ».

Sur cette base a été constitué " Le Front de la voie de la révolution » par des militants actifs dans les mobilisations de 2011 et 2013. Il est basé sur un spectre politique assez large comprenant notamment des socialistes révolutionnaires, des libéraux et des militants de la gauche traditionnelle (6).

La montée en puissance d'une telle orientation dépendra de sa capacité à s'enraciner dans les deux composantes essentielles de la révolution égyptienne : la jeunesse et les salariés. C'est la jonction entre ces deux mouvements sociaux qui avait rendu possible la chute de Moubarak. C'est sur eux que repose la poursuite du processus révolutionnaire.

L'action de la classe ouvrière

Certes, une multitude de grèves ont lieu. Mais la plupart d'entre elles se sont terminées par des défaites avec le risque d'usure et de découragement que cela comporte.

Une des raisons de cette situation est la grande difficulté du syndicalisme indépendant à se développer (7).

Pendant plus de 50 ans, la soi-disant " centrale syndicale » ETUF a été avant tout un prolongement du pouvoir d'État au sein du monde du travail. Ce n'est qu'en 2008 que le premier syndicat indépendant a vu le jour dans le prolongement d'une grève massive, auto-organisée et prolongée. Deux centrales indépendantes ont été fondées dans la foulée de la révolution de 2011. Mais celles-ci demeurent extrêmement fragiles : la législation antérieure n'ayant pas été changée, les employeurs ont le plus souvent les mains libres pour licencier les militant-e-s cherchant à créer un syndicat indépendant.

Même si la première centrale indépendante, l'EFITU, affiche en général un nombre d'adhérents de l'ordre de 2 millions, elle ne dispose en réalité que de moyens dérisoires : la plupart de ses membres ne payent en effet pas de cotisations car une cotisation continue le plus souvent à être prélevée automatiquement par l'employeur sur leur salaire au profit de l'ancienne centrale. Et c'est celle-ci qui continue à être chargée de dispenser les prestations sociales, comme par exemple l'assurance maladie !

En devenant ministre du Travail, l'ancien Président de l'EFITU Kamal Abou Aïta s'est notamment fixé comme objectif de faire sortir du congélateur le projet de loi de mars de 2011 établissant enfin la liberté syndicale en Égypte. Reste à savoir si ses amis du gouvernement accéderont à cette demande. Le fait que dans le " comité des 50 » chargé de modifier la Constitution, les deux places destinées aux syndicalistes aient été offertes à des adversaires farouches du syndicalisme indépendant ne pousse guère à l'optimisme en ce domaine (8). Il s'agit en effet d'un représentant de la centrale ETUF aux ordres du pouvoir en place avant 2011, et d'une centrale fictive mise en place par un patron s'occupant de recruter du personnel pour les pays du Golfe (9). ■

* Dominique Lerouge est membre du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et de la IVe Internationale.

notes
1. http://alencontre.org/moyenorient/Égypte/Égypte-des-prises-de-position-critiques-et-diverses.html#more-17894

2. http://hebdo.ahram.org.eg/News/4925.aspx

3. Dossier paru dans Al-Ahram hebdo du 2 octobre

4. D'après Human Rights Watch, 50 personnes partisans du président Morsi auraient par exemple trouvé la mort lors de leur transfert en prison. http://hebdo.ahram.org.eg/News/3918.aspx

5. http://hebdo.ahram.org.eg/News/4198.aspx et http://hebdo.ahram.org.eg/News/4213.aspx

6. Sur ce point et nombreux autres, voir l'interview d'Hany Hanna du 9 octobre 2013 : http://alencontre.org/moyenorient/Égypte/Égypte-il-ne-faut-pas-enterrer-la-revolution.html

7. Voir la page Égypte du site www.solidaires.org et Al-Ahram du 7 août 2013

8. " Ce comité n'est pas représentatif des divers secteurs de la société », dénonce Fatma Ramadan, responsable à la Fédération indépendante des syndicats ouvriers (EFITU). " Comment se fait-il que seuls deux membres représentent plus de 25 millions d'ouvriers et que deux autres représentent autant d'agriculteurs et de fermiers ? », se demande-t-elle. " Le président de la Fédération du syndicat ouvrier (ETUF) a été choisi grâce à son poste alors qu'il est engagé dans une guerre contre un projet de loi favorable aux libertés syndicales. Ces gens-là sont plus proches du pouvoir que de ceux qu'ils sont supposés représenter », dénonce encore Ramadan qui croit que les droits économiques et sociaux des couches moyennes et pauvres " n'auront personne pour les défendre ». http://hebdo.ahram.org.eg/News/3689.aspx

9. Entretien avec Hany Hanna, 7 novembre 2013.