Une nouvelle étape dans la reconstitution du prolétariat

par Antoine Larrache
Paris, 7 février 2023, manifestation contre la réforme des retraites. © Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas.

Après le mouvement des Gilets jaunes en 2018, la lutte contre la réforme des retraites de 2019, la séquence électorale de 2022, le pays a connu un nouvel épisode de mobilisations exceptionnelles, qui marquent une nouvelle étape dans la structuration de la lutte des classes dans le pays. Car, dans le camp d’en face, les forces sont également en réorganisation, la bourgeoisie se radicalise, entre un pouvoir macroniste très autoritaire mais néanmoins instable et une extrême droite qui continue à monter.

Inlassablement, chaque étape du processus actuel fait écho à cet extrait d’Où va la France1  : « Les déplacements qui se sont marqués ont, pour nous, de l’importance non pas en eux-mêmes, mais seulement en tant que symptômes de changements dans la conscience des masses. Ils montrent que le centre petit bourgeois a déjà commencé à fondre en faveur des deux camps extrêmes. Cela veut dire que les restes du régime parlementaire vont être rongés de plus en plus ; les camps extrêmes vont croître ; les heurts entre eux approchent. Il n’est pas difficile de comprendre que ce processus est absolument inévitable. »

Il fait référence à des résultats d’élections, et la comparaison avec la séquence électorale française de 2022 est saisissante, puisqu’elle a vu se constituer trois pôles, autour de l’extrême droite, autour de Mélenchon et celui d’un centre macroniste instable. Et l’année qui vient de s’écouler renforce cette impression que chaque épisode de la lutte des classes s’inscrit un peu plus dans un affrontement politique global. Le mouvement des Gilets jaunes avait constitué un saut qualitatif dans ce domaine, avec un mouvement passant très rapidement de la lutte contre la taxe carbone à l’opposition au président Macron, identifié comme président des riches, déconnecté des préoccupations d’un peuple confronté à de grandes difficultés financières.

Depuis, l’illégitimité de Macron s’est encore renforcée dans les classes populaires et les difficultés financières ont gagné une partie des couches intermédiaires. La gestion autoritaire de la pandémie et la crise économique n’y sont pas pour rien. La France est désormais régulièrement dénoncée par les organisations de défense des droits humains pour son autoritarisme, ses limites démocratiques et ses violences policières. Au point de passer, en 2020, dans la classification de The Economist, de « démocratie à part entière » au statut de « démocratie défaillante ». Cette violence de l’appareil d’État – qui inclut des dispositifs, propres à la Ve République, particulièrement antidémocratiques – ne peut être comprise que comme un instrument pour renforcer l’exploitation des travailleuses et des travailleurs. Elle s’inscrit aussi dans l’approfondissement de l’action impérialiste de la France, qui est mise en difficulté, notamment dans son ex-pré-carré africain où elle recule de façon spectaculaire (cf. la vague de putschs récente en Afrique de l’Ouest). C’est l’une des bases matérielles qui explique la radicalisation de l’aile la plus réactionnaire de la bourgeoisie, symbolisée par la famille Bolloré et son appareil médiatique au service de l’extrême droite2 .

 

Une contre-offensive du monde du travail

Les effets de l’offensive brutale de la bourgeoisie sont concrets : la contestation sociale est limitée sur une série d’attaques d’ampleur contre les classes populaires – assurance chômage, assurance maladie, état des services publics, notamment de la santé et de l’éducation – sans parler de l’appauvrissement dû à l’inflation. Mais la capacité de réaction du monde du travail face à la réforme des retraites a fortement contrasté avec cette situation. L’action militante ne s’est pas tue pendant les années où le nombre de jours de grève a chuté (entre 131 et 160 jours par an pour 1 000 salarié·es pendant les années de lutte 2016 et 2019, entourées par une période avec 77 à 58 journées de 2013 à 2021)3 , avec des mobilisations importantes contre le sexisme, le racisme, le changement climatique et les droits et fiertés LGBTI. Cependant, le décalage est gigantesque entre la quasi-atonie dans les lieux de travail lors des années précédentes et l’ampleur du mouvement sur les retraites de 2023. Ce mouvement a en effet été historique par son unité, l’ampleur de ses manifestations et son ancrage local. Les observateurs attentifs auront cependant noté que, dans les mois qui ont précédé le mouvement, des grèves sur les salaires avaient eu lieu au niveau local, avec des victoires notables.

Mais le passage de mouvements si sectoriels et limités à une telle mobilisation ne peut pas être expliqué que par des facteurs politiques, par la maturation de contradictions, par la transformation d’une somme de contestations variées en un mouvement à visée beaucoup plus large. Le saut a été permis par la nature de l’attaque. Il s’agissait pour Macron de poursuivre les attaques contre un élément constitutif de la classe ouvrière de France, la Sécurité sociale. À partir du moment où Macron faisait le choix de ne faire aucun compromis, y compris avec la CFDT, le syndicat de masse qui s’inscrit le plus clairement dans la collaboration de classe, attaquer la Sécu, c’était de fait attaquer la classe ouvrière et l’ensemble de ses organisations.

Ainsi, cette méthode a constitué un formidable accélérateur de conscience. Alors que, pour des millions de salarié·es, la réforme ne modifiait pas le montant de leur retraite, seulement la date à laquelle ils et elles pourraient partir, elle a été perçue comme s’inscrivant dans un combat plus global de défense d’intérêts de classe et de combat politique contre Macron. Dans la répartition de la valeur ajoutée entre capital et travail, dans un combat où chaque réforme adoptée facilite la suivante, dans une lutte face au mépris social du pouvoir.

Le mouvement a donc directement intégré une dimension politique importante. Et des connexions politiques ont d’ailleurs eu lieu au-delà des cercles militants. Ainsi, des liens ont été réalisés avec les mouvements LGBTI et féministe, autour de la grève des femmes du 8 mars, tandis que la mobilisation écologiste contre les bassines à Sainte-Soline a résonné – notamment du fait de l’incroyable répression policière qui y a eu lieu – dans les manifestations contre la réforme, elles-mêmes réprimées par le pouvoir.

 

Les sauts dans le mouvement sont dus à des facteurs politiques

Mais, paradoxalement, alors que l’essentiel de la force du mouvement provient de sa nature politique, l’incapacité de la mobilisation et du mouvement ouvrier à construire un affrontement avec le pouvoir a été sa principale limite.

Ainsi, dès le début, les organisations politiques et syndicales se sont opposées, La France insoumise et la CGT en tête. Leurs directions ont refusé de collaborer, chacune voulait prendre des initiatives, la CGT étant au cœur de la construction d’une intersyndicale historiquement large mais très modérée, intégrant même les centrales les moins combatives. Cette unité se réalise dès le début, par rapport au mouvement de 2019, au prix d’une plus faible combativité de l’intersyndicale, notamment sur le plan revendicatif, et au détriment du travail avec les organisations politiques. Des tentatives ont été menées, avec par exemple un meeting commun entre partis et syndicats à Toulouse, mais elles ont été limitées.

Il a donc fallu un appel des organisations de jeunesse – à l’initiative discrète de La France insoumise – à se mobiliser samedi 21 janvier pour donner un premier coup d’accélérateur. Cela a contribué à mettre en mouvement les secteurs militants qui disposaient d’une première date, et l’intersyndicale a appelé à la grève le 19 janvier. La mobilisation est exceptionnelle avec, le 19 janvier, 1,2 million de manifestant·e·s selon la police, 2 millions selon l’intersyndicale. En particulier, et ce sera le cas pendant trois mois, les chiffres des petites et moyennes villes sont impressionnants : 3 500 à Alençon, 4 000 à Compiègne, 13 000 à Quimper, 10 000 à Poitiers, etc. Les chiffres sont dès cette manifestation plus importants qu’en 1995, et le secteur privé est mobilisé comme jamais depuis des décennies. Dans les semaines qui suivront, si les grèves du secteur public seront petit à petit de moins en moins massives (70 % de grévistes dans l’éducation le 19 janvier contre environ 20 % en avril), de nombreux salarié·es déposent des jours de congé, s’absentent du travail ou font grève une heure ou deux pour se rendre aux manifestations.

Devant l’ampleur de la colère, le gouvernement fait alors le choix d’utiliser une procédure accélérée permise par l’article 47-1 de la Constitution, et qui permet de limiter à 14 jours le temps de débat à l’Assemblée nationale. Pendant un mois, plombé par les vacances scolaires des différentes zones, une bataille institutionnelle a lieu, avec plusieurs épisodes montrant que nous sommes bien au cœur d’un conflit politique. Il y a d’abord l’idée qu’une réforme de retraites ne devrait théoriquement pas faire partie d’une loi qui est un budget rectificatif de la Sécurité sociale et que la faire passer ainsi est une manœuvre de la part de Macron pour déclencher l’affrontement au moment où il l’estime pertinent. Il y a ensuite un débat sur la possibilité d’un vote bloqué (en utilisant l’article article 44-3 d’une Constitution décidément riche en outils antidémocratiques) pour éviter de débattre en séance des amendements de l’opposition. Il y a enfin une discussion entre les syndicats et les organisations de la NUPES concernant la pertinence de déposer un très grand nombre d’amendements à l’Assemblée. Pour LFI, il s’agit d’empêcher la discussion, dont le temps est contraint par l’utilisation de l’article 47-1, pour renforcer l’illégitimité de Macron. Pour les syndicats, il s’agit de montrer qu’on n’est pas force de blocage, qu’on est raisonnable, qu’on est prêt à discuter avec le pouvoir. Sous le prétexte que ce n’est pas aux partis de discuter d’une telle réforme, et de l’amender, mais « aux partenaires sociaux » dans le cadre du « dialogue social ».

Cette cacophonie entre LFI et les syndicats, vue comme une répartition des tâches, a eu des avantages indéniables, pour faciliter la compréhension de la réforme, mobiliser largement mais, fondamentalement, ce fut un frein considérable à la prise en charge par le mouvement des dimensions politiques.

Et pourtant, c’est à nouveau sur une question politique que le mouvement a tenté de franchir un cap. Après la période de vacances scolaires, l’intersyndicale a appelé à une grève le 7 mars. La construction ces dernières années de la grève féministe du 8 mars, bien que relativement faible en France, a posé la question de la bascule entre le 7 et le 8, pour construire une grève reconductible. Les organisations de jeunesse ont tenté de jouer leur rôle, avec un appel à mobilisation le 9 mars. Cette pression a conduit l’intersyndicale à la formulation de « mettre la France à l’arrêt », un appel euphémisé à la grève générale, et une série de structures de la CGT, de la FSU et bien sûr de Solidaires ont repris des formules du type « en grève à partir du 7 mars », sans oser parler explicitement de grève reconductible. Ces euphémismes sont le résultat de pressions contradictoires : une partie des militant·es du mouvement ouvrier ont compris qu’autour de la séquence du 7 au 9 se jouait la possibilité de gagner. Mais une pression politique considérable a été exercée par le gouvernement et la bourgeoisie sur les appareils, les accusant de vouloir « bloquer le pays ». Cette question du blocage est une question complexe puisque l’ambiguïté du mot porte en elle le débat complexe sur une opposition entre grève et blocage. Confrontée à des difficultés financières, une partie du prolétariat cherche à contourner la grève en encourageant les blocages sans parvenir encore à faire le lien avec le mode d’action historique des « piquets de grève », une autre croit pouvoir bloquer le pays en se contentant de bloquer les flux de marchandises et les circuits énergétiques. Mais, au fond, le refus d’utiliser le terme de « grève générale » est le reflet du refus de l’intersyndicale d’un affrontement avec le pouvoir, de poser la question de qui est légitime pour diriger, de revendiquer le départ du ministre, du gouvernement ou de Macron.

Pourtant, l’expérience des années précédentes porte à croire qu’une jonction politique autour du rejet de Macron aurait été envisageable, avec les Gilets jaunes ou les jeunes des quartiers populaires, en assumant un refus de la politique globale du gouvernement.

Finalement, le manque de préparation de la grève, que ce soit avant l’hiver ou en amont de la séquence du 7 au 9 mars, a conduit à un échec de la bascule dans des grèves reconductibles, d’autant que les secteurs porteurs des grèves précédentes, comme les transports ou l’énergie, ne souhaitaient pas être de nouveau les locomotives d’un mouvement qui ne répond pas assez sur le terrain de la grève. Des grèves reconductibles ont démarré dans les raffineries, dans les transports et dans divers autres secteurs, mais sont restées beaucoup trop minoritaires pour entraîner l’ensemble du monde du travail. L’absence d’auto-organisation, liée à la confiance dont bénéficie l’intersyndicale du fait de la réussite des journées d’action, a empêché qu’une orientation alternative, plus combative, soit possible à la base. D’autant que ce mode d’action n’a été promu ni par les secteurs les plus massivement grévistes, dont les directions syndicales sont pour une bonne partie réticentes, voire hostiles, à l’auto-organisation, ni par les secteurs syndicaux plus combatifs, que ce soit dans la CGT, la FSU ou même Solidaires. Mis à part les gesticulations habituelles de groupes substitutistes prétendant construire des réseaux pour la grève générale en dehors des syndicats, voire contre eux.

 

La République autoritaire aux commandes

Une partie des cadres des syndicats ont renoué avec leur impression du début de mouvement, qui était que celui-ci ne pouvait pas gagner. Les directions ont interpelé Macron, espérant un recul de sa part alors que celui-ci voulait, comme c’était prévisible, passer en force.

Face à cela, les manifestations du 7 mars ont établi un nouveau record avec 3,5 millions de manifestant·e·s selon la CGT, 1,28 million selon la police. Et surtout, l’utilisation du 49-3 le 16 mars va constituer une nouvelle étape du mouvement. Le pouvoir a souhaité éviter son utilisation, qui met en lumière le caractère antidémocratique du gouvernement et dont le coût politique est important mais, comme la droite gaulliste LR se divisait sur le vote, la majorité n’était pas assurée et Borne n’a pas eu d’autre choix que de passer par le 49-3. Le 20 mars, une motion de censure « transpartisane » soumise par le petit groupe parlementaire Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (LIOT) est votée par les député·e·s de la NUPES et du RN. LR se divise de nouveau mais la motion est rejetée le 20 mars à 9 voix près (278 pour sur 576 député·es, donc 287 voix nécessaires). Ce vote si serré provoque la colère de la population, d’autant que Macron intervient le 21 mars et utilise un langage provocateur : « Ce texte, il va poursuivre son chemin démocratique », « La foule, quelle qu’elle soit, n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime souverain à travers ses élus ».

Là encore, la politique s’invite dans le conflit et des réactions spontanées ont lieu dans plusieurs villes, avec des casserolades, des actions dans les centres-villes, des occupations de routes, tandis que la manifestation du 23 mars établit un nouveau record, avec 3,5 millions de manifestant·e·s selon la CGT (1,1 selon la police, qui reconnaît cependant que la manifestation parisienne a doublé de taille par rapport à la précédente !). La jeunesse tente de se mettre en mouvement mais l’expérience militante et ses organisations sont trop faibles pour qu’elle puisse jouer un rôle. Mais la répression s’abat sur le mouvement : le passage de la loi par le biais du 49-3, une procédure profondément antidémocratique, est combiné avec une répression policière qui vise à indiquer aux masses que le conflit serait terminé, que toute contestation s’inscrirait maintenant dans une contestation politique des institutions et de la République. La pression est réelle sur l’intersyndicale, la CFDT n’ayant au départ pas envisagé de construire le mouvement au-delà du vote de la loi et, plus globalement, les directions de la gauche n’assumant pas la confrontation politique du mouvement avec le pouvoir. Et, pour les salarié·es mobilisé·es, les actions de la police deviennent de plus en plus dures : elle attaque les manifestations à la matraque ou aux canons à eau, découpe les cortèges. Vendredi 24 mars, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatovic, critique un « usage excessif de la force » envers les manifestant·es. Elle ajoute que les actes de manifestants violents « ne suffisent pas non plus à priver les manifestants pacifiques de la jouissance du droit à la liberté de réunion » et « permettre l’exercice effectif de ces libertés, en protégeant les manifestants pacifiques et les journalistes couvrant ces manifestations contre les violences policières et contre les individus violents agissant dans ou en marge des cortèges ». Dès le lendemain, la répression qui frappe la mobilisation de Sainte-Soline contre les mégabassines donne un signal terrible au mouvement, avec 200 blessé·es, dont 40 gravement touché·e·s et 2 dans le coma. Le gouvernement annonce clairement à quel point il est prêt à réprimer, étant donné le sort réservé à une mobilisation qui tente symboliquement d’atteindre un trou dans un champ !

Malgré des actions courageuses – grèves, casserolades devant 400 mairies en avril, diverses actions, notamment une tentative réprimée de protestation lors d’un match au Stade de France –, le mouvement vivra une lente décroissance, tant sur le nombre de personnes en manifestation que sur les capacités de contestation politique, même s’il y aura, comme dans tout mouvement, la radicalisation de franges importantes des militant·es qui cherchent à poursuivre la lutte mais demeurent minoritaires. La répression continue, avec notamment les réquisitions qui frappent les salarié·es des raffineries, contraint·es de reprendre le travail, et la bataille dans les institutions est vaine et démoralisante : ainsi, deux recours au Conseil constitutionnel sont rejetés, une proposition de loi abrogeant la réforme est rejetée sans débat et sans vote, en commission.

 

La réaction se renforce

Les conséquences de la défaite sont assez directement un basculement vers la droite : le gouvernement continue à réprimer les mouvements écologistes, notamment la manifestation contre la ligne de TGV Lyon-Turin dans la vallée de la Maurienne, empêchée physiquement par 3 000 policiers samedi 17 juin. Le 21 juin, le Conseil des ministres décide la dissolution des Soulèvements de la Terre, mouvement écologiste fortement impliqué. Les violences policières et racistes ont augmenté dans les quartiers populaires, notamment avec trois jeunes percutés volontairement (4) par une voiture de police à Paris, et le meurtre d’Alhoussein Camara et puis de Nahel, ce dernier ayant provoqué la révolte des quartiers populaires à partir du 27 juin. La loi asile-immigration durcit encore les conditions d’accès aux demandes d’asile, tandis qu’une offensive politique est en cours contre les musulman·es et les jeunes avec l’interdiction du port de l’abaya dans les établissements scolaires.

L’extrême droite profite de la situation globale de reflux du rapport de forces, en montant quasi mécaniquement dans les sondages, en ayant elle-même organisé quelques groupes pour attaquer des piquets de grève, et par l’action de la police, dont 67 % votent pour l’extrême droite. Tout cela est le résultat de l’échec de la lutte : quand le mouvement ouvrier ne parvient pas à poser la question du pouvoir de Macron, Marine Le Pen offre une possibilité d’exprimer la colère et le désespoir dans les élections. Elle s’est présentée également en opposition à LFI, accusant Mélenchon de vouloir « transformer l’Assemblée en ZAD ». La gauche politique sera restée globalement l’arme au pied : malgré une campagne de meetings unitaires en février, pour soutenir le déclenchement du mouvement, elle s’est essentiellement contentée de la bataille parlementaire, qui s’est soldée par un échec. Consciemment ou pas, selon les secteurs, elle a considéré que la lutte était un outil pour peser dans la bataille parlementaire, au lieu de considérer l’inverse, que la bataille dans l’hémicycle devait avoir pour fonction principale d’éclaircir des points, d’encourager la lutte, de dénoncer le pouvoir. Chez de nombreux cadres de gauche, le rapport de forces construit devait avoir comme objectif de permettre une dissolution de l’Assemblée et ces cadres se projetaient déjà dans d’hypothétiques élections législatives qu’il s’agirait de gagner, en s’appuyant sur le mouvement. Au lieu de travailler à une plateforme unitaire de revendications pour le mouvement, formulant aussi quelques mots d’ordre pour obtenir de nouveaux droits, la gauche politique comme syndicale s’est arcboutée sur le mot d’ordre, indispensable cependant, de « retrait de la réforme ». L’inconvénient, sérieux, était de ne pas remettre en cause la retraite à 62 ans et de ne pas encourager un lien entre les mots d’ordre de lutte les plus concrets comme l’augmentation des salaires et des pensions par exemple, et la possibilité d’une victoire politique contre Macron.

 

Des leçons pour l’avenir

Cependant, malgré la défaite, la bataille s’inscrit dans un processus d’accumulation d’expériences pour le prolétariat. Ainsi, une accumulation de logos contribue à créer une force et une confiance capables de construire des mobilisations historiquement fortes. La participation de la CFDT au mouvement aura permis une mobilisation exceptionnelle dans le secteur privé, de syndicalistes qui ont ainsi découvert ce qu’est une grève. Mais on a pu constater également que cette unité n’est pas suffisante pour gagner, que pour obtenir des victoires il faut un niveau de rapport de forces puissant, une grève de masse, et s’affronter avec le pouvoir politique. Ainsi, le mouvement sur les retraites de 2019 avait construit un rapport de force important avec sa grève bien préparée dans les transports, grève qui s’était étendue à de nombreux autres secteurs, même de façon minoritaire. De plus, l’auto-organisation, même si elle était déjà très limitée, avait permis de construire des réunions interprofessionnelles, ou des collectifs unitaires à la base, qui avaient contribué à construire une mobilisation forte dans les quartiers et à commencer à discuter d’éléments politiques dans le mouvement. Et notamment de comment aller au-delà des grèves saute-mouton – des grèves d’une journée, séparées par plusieurs semaines – qui ne permettent pas de sortir de l’aliénation quotidienne, parce que la vie est structurée par le travail et non par le mouvement.

Enfin, concernant la question du pouvoir, on constate que chaque mouvement en France intègre maintenant cette opposition nécessaire à Macron alors que, dans les décennies précédentes, on bataillait davantage contre la réforme, ou au maximum contre le ministre qui l’incarnait. Cette opposition croissante correspond au fait que, dans le cadre de la crise du capitalisme, les marges de manœuvre de la classe dominante se réduisent, que la pression sur les classes populaires s’accroit, contribuant à une homogénéisation croissante du prolétariat – à l’encontre des dynamiques de déstructuration à l’œuvre depuis plusieurs décennies –, tandis que le pouvoir, plus instable, avec des ressorts bonapartistes croissants, est de plus en plus incarné par des individus qui suscitent par conséquent personnellement la colère.

À cette rentrée, on pourra mesurer à quel point ces processus sont durables, ainsi que les capacités de rebondissement du prolétariat et de la jeunesse. Ainsi, des manifestations sont déjà prévues le 23 septembre contre les violences policières et racistes, avec un appel très large, de la plupart des organisations du mouvement ouvrier, et qui semble susciter une activité locale conséquente, la constitution de collectifs militants dans les villes. Une autre mobilisation est prévue en octobre sur les questions sociales, dont il est difficile pour l’instant de mesurer la dynamique. Enfin, dans plusieurs mois auront lieu les élections européennes. La gauche y arrivera sans doute divisée, chaque parti tentant de tirer son épingle du jeu. Seule La France insoumise exerce une pression pour l’unité de la gauche. Pourtant, cette division correspond bien à des positionnements ayant des bases politiques significatives : le Parti socialiste et Europe écologie - les Verts s’inscrivent toujours dans le cadre de la construction européenne, ne formulent jamais de volonté de rompre avec l’Europe libérale. Le PCF, de son côté, flirte depuis son dernier congrès avec des relents de poujadisme et avec des discours réactionnaires et est donc en incapacité d’intégrer les prises de conscience sur les questions antiracistes, féministes, anti-autoritaires. La France insoumise, malgré la pression institutionnelle qui s’exerce sur elle, malgré ses positions très modérées sur les institutions et les gros problèmes de ses positions internationales, est donc seule à pouvoir incarner une colère diffuse contre le libéralisme et contre Macron.

Pour les révolutionnaires, l’enjeu est de ne pas laisser retomber la colère, qu’elle s’incarne bien dans une reconstruction du mouvement ouvrier, unitaire, tout en faisant progresser les leçons sur le rapport aux institutions, la nécessité d’une grève de masse, une critique globale du capitalisme sur la base d’une compréhension de sa crise globale, qu’elle soit économique, écologique, politique.

La course de vitesse avec l’extrême droite est en cours. Cette dernière possède plusieurs longueurs d’avance. Mais manifestement le mouvement ouvrier est capable de franchir des étapes rapides lorsque des mobilisations de masse permettent des sauts de la conscience. 

  • 1Trotsky, 9 novembre 1934, éd. Les bons caractères, p.15.
  • 2Lire en particulier l’interview de Claude Serfati dans L’Anticapitaliste, « 413 milliards de fuite en avant militariste. Pour quoi faire ? », n°147, juin 2013.
  • 3Chiffres de la DARES, « Les journées individuelles non travaillées », 7 février 2023, https://dares.travail-emploi.gouv.fr/donnees/les-journees-individuelles-non-travaillees-jint