L’Europe : des peuples ou du capital ?

par Béa Whitaker
Paris, le 18 décembre 2018, marche pour la journée internationale des migrants.

Depuis Maastricht en 1992, l’Union européenne accumule règlements, conventions, accords, directives, mais aussi divers pactes. Ce sont des dispositifs d’information, de données et de contrôle concernant les migrants des pays tiers. La nouveauté est l’accroissement et l’intensification des directives d’externalisation. L’UE passe à une politique d’accompagnement des pays membres dans la course aux restrictions à l’entrée des femmes et des hommes migrant vers l’Europe forteresse.

Le 26 novembre 2023

Les procédures inaugurent en Europe le passage du paradigme des États, marqué par la défense des droits humains basée sur des conventions et chartes1 à caractère contraignant, signées par les États, des accords d’orientation et de référence européens, vers des références aux droits nationaux, au prétexte de la protection des citoyens originaires des pays membres.

Ce n’est pas par hasard que le ministre de l’Intérieur en France répond – lors d’une interview au Journal du dimanche le 22 octobre dernier au sujet de la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à payer une amende pour l’expulsion de deux Tchétchènes – « “je ne m’assois pas” sur la CEDH ». Sur la question de la légitimité des deux champs de la jurisprudence européenne et de la Constitution française, le Ministre répond qu’il « n’y a aucune question taboue »… et que « la CEDH ne [l’]empêche pas outre mesure de faire [son] travail de ministre de l’Intérieur ». 2

En 2008, pour la première fois, l’UE patrouille dans le détroit de Sicile pour empêcher la traversée de bateaux archi-remplis de migrant·es venant des côtes africaines pour joindre l’Italie ou l’île de Malte… au nom de la lutte contre l’immigration clandestine. Il s’agit d’une opération conjointe avec les garde-frontières libyens. La coopération de ces derniers est une nouveauté qui servira d’exemple par la suite. Et les migrants sont renvoyés en Mauritanie ou sont maintenus en Libye, où ils et elles sont victimes de mauvais traitement, de tortures, de viols, de traite…3

En 2016, l’UE négocie avec Erdogan un plan d’action commun « qui permettra de mettre de l’ordre dans les flux migratoires et contribuera à endiguer les migrations irrégulières », suite à l’afflux de réfugié·es syriens sur le continent à travers la Grèce ou l’Italie. L’accord prévoyait le renvoi vers la Turquie des migrant·es dont la demande d’asile avait été rejetée. Cet accord infâme a coûté aux contribuables européens six milliards d’euros livrés en deux tranches à ce pays. Les retards de paiement de l’UE au président turc provoquent en 2020 un changement d’attitude de celui-ci, qui encourage les migrant·es à rester en Grèce, qui à son tour les accueille dans des conditions déplorables. Encore une fois, l’UE s’engage à verser 700 millions d’euros au gouvernement grec pour qu’il se charge de la répartition des mineur·es vers les pays volontaires de l’UE, ce qui n’empêche pas les renvois accrus des migrants en mer4 .

Depuis, cette sous-traitance, cette « externalisation » des demandeurs d’asile et des réfugiés de tout ordre se multiplie, ainsi que les accords bilatéraux soigneusement traités sous forme d’aides commerciales, financières, etc. avec les pays tiers. En même temps, les mesures concernant les réfugiés révèlent le grignotage exponentiel des droits humains garantis par les conventions internationales, signées par la plupart des pays de l’UE.

En 2021, le gouvernement social-démocrate du Danemark légifère sur le renvoi au Rwanda des demandeurs d’asile, sous prétexte de dissuasion des migrants à rentrer dans l’espace de l’Union. 5

Au Royaume-Uni en 2022, le Premier ministre Boris Johnson lance l’idée du renvoi des demandeurs d’asile vers l’Afrique de l’Est. Ces transferts vers le Rwanda des migrant·es arrivés par la Manche devait être mis en place sous le gouvernement Rishi Sunak, mais la Cours suprême a bloqué ce projet à l’unanimité, en accord avec les bilans des Nations unies sur les droits humains et les droits des réfugiés.6  

En Italie, Giorgia Meloni a signé en novembre dernier un accord avec l’Albanie pour l’accueil de 39 000 migrants ayant survécu aux naufrages en mer vers des centres de rétention, à l’exception des femmes et enfants, dont les demandes d’asile seraient traitées avec des agents italiens, mais sur le sol albanais. 7

En France, le gouvernement durcit sa réglementation sur les migrants, déjà très discriminatoire, avec des arguments racistes parlant de la dangerosité potentielle des réfugiés, la sélection des arrivants, la suppression et la discrimination de certains droits à la santé, au travail, etc., en faisant écho aux discours proto-fascistes du Rassemblement national… qui a d’ailleurs voté le texte.

L’Allemagne clôt une période de relative ouverture envers les migrant·es avec une réduction des aides, l’extension des prérogatives de la police concernant les reconduites aux frontières, le durcissement du contrôle, des processus des demandes d’asile accélérées. Comme son voisin français, le gouvernement déclare vouloir une « réduction significative et durable de l’immigration clandestine » et, comme les Britanniques, entame des négociations avec des pays en Afrique. 8

Dans l’État espagnol, les Îles Canaries constituent la porte d’entrée vers l’Europe pour les femmes et hommes qui risquent leur vie. Cette situation amène le ministre de l’Intérieur, du gouvernement socialiste, à essayer de convaincre le gouvernement du Sénégal de durcir le contrôle des côtes du pays, ce qui a été refusé.9

En juillet dernier, l’UE a conclu un accord de 150 millions d’euros avec le gouvernement du président raciste tunisien Kaïs Saïed pour « sauver les finances du pays » et de 100 millions d’euros pour « lutter contre l’immigration clandestine ». Le gouvernement a rendu 60 millions d’euros en raison des accusations des Européens selon lesquelles Tunis aurait fait preuve « de négligence dans la lutte contre les passeurs ». Cela n’a pourtant pas abouti à une rupture des rapports entre ce pays et l’UE.10  

Lors de la session du Tribunal permanent des peuples à Paris janvier 2018, l’acte d’accusation a démontré que l’UE et ses États membres violent systématiquement les libertés et les droits fondamentaux en matière de politique d’immigration et d’asile, malgré les innombrables condamnations de certains de leurs pays.

Malgré les accusations des organisations de défense des droits humains contre l’UE, ses responsables continuent à marteler que l’Union « défend ses valeurs » comme l’a fait Charles Michel, le président du Conseil européen, dans l’émission de France Inter, le Grand entretien. On se demande de quelles valeurs il s’agit dans une Europe qui méprise, rejette, maltraite, discrimine une partie de l’humanité.

Les motivations d’une politique raciste

Les abîmes idéologiques entre les défenseurs des droits humains et les nationalistes ou souverainistes semblent se réduire au fur et à mesure que les écarts entre richesse et pauvreté augmentent, soit localement, soit au niveau de la planète. Cela n’a rien d’étonnant car le besoin de l’accumulation du capital est inhérent à l’existence même du système. Il est donc normal que ses représentants cherchent à ne pas bousculer cette dynamique. Et l’un des moyens pour la consolider est de créer des mythes, des boucs émissaires, une stigmatisation d’individus indésirables, à l’aide de fantasmes systémiques.

La réalité est que les contribuables européens se trouvent victimes d’une grande arnaque des représentants du capital. Ces dépenses colossales pour le maintien de la politique de l’Europe forteresse, non seulement se révèlent inutiles, mais relèvent en outre d’une hypocrisie sans limites car les auteurs des innombrables mesures sécuritaires de contrôle, de répression, de fichage, de rétention, etc. savent parfaitement que leur mise en œuvre est vaine. En réalité, leur politique permet la continuité du cycle économique du capital, en renouvellement continu avec la panoplie de mesures assurant l’hypothétique fermeture des frontières.

En 2015, La Tribune a publié un article basé sur une étude d’un consortium de journalistes européens sur le coût pour les contribuables de la politique contre la dite immigration clandestine. Le coût des expulsions de migrant·es illégaux effectuées par les 28 pays membres et les trois autres pays non-membres (Norvège, Suisse, Liechtenstein et Islande) est de 11,3 milliards d’euros de 2000 à 2015. Auxquels s’ajoutent les dépenses de coordination des efforts européens pour un montant de près d’un milliard d’euros, dont 226 millions pour l’achat de matériel de contrôle des frontières. Satellites, chiens-robots, barbelés, radars, reconnaissance faciale, drones, bateaux à grande vitesse, caméras, jumelles de vision nocturne… forment le paysage des frontières de l’UE.

L’effort toujours plus sophistiqué de surveillance et parfois de sauvetage a impliqué pendant cette période 230 millions d’euros d’investissements dans la recherche et développement, surtout dans l’aéronautique et l’industrie d’armement. En 2022, ce marché, estimé à 29 milliards d’euros en Europe, a stimulé la transformation d’une partie de l’industrie militaire vers l’industrie d’armement civil. Actuellement, l’invasion de l’Ukraine par la Russie change le rôle de l’industrie de l’armement qui ne peut que se réjouir de l’extension du volume des commandes, mais aussi de leurs objectifs… Il n’est pas faux d’affirmer que la politique de l’UE concernant l’immigration vise surtout à satisfaire les intérêts des groupes d’expansion de l’arsenal militaire de sécurité, tels que Airbus, NEC, Atos, IDEMIA, Jenetric, Secunet... pour les groupes aéronautiques et de défense 11  et d’autres… Finalement, ces dépenses colossales qui sortent des poches des peuples dans le continent ne sont pas problématiques si elles garantissent la continuité du système...

La « protection » des frontières coûte autant aux contribuables européens : 77 millions d’euros pour les murs de séparation en Grèce, en Espagne, en Bulgarie, et d’autres, suivis depuis par la Hongrie, l’Autriche, la Slovénie, la Bosnie-Herzégovine, à la grande joie des producteurs des barbelés et de murs en béton armé.

La création de l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, Frontex, mériterait un chapitre à part. Non seulement par ses prérogatives, mais aussi par ce qu’elle représente en matière de dépenses. La « sécurité » des frontières assurée par l’agence, a coûté 19 millions d’euros en 2006 et, pendant la période 2021-2027, son budget passera à 900 millions d’euros par an 12 . Les dépenses vont du matériel militaire et de sécurité aux technologies de contrôle et de surveillance, allègrement financées avec l’argent des contribuables. Cette agence, maintes fois accusée par les organisations de défense des droits humains, agit en toute impunité structurelle et dans le non-respect du droit d’asile, par des mauvais traitements envers des femmes et des hommes exilé·es.

Une telle politique ne conforte que les candidat·es racistes ou proto-fascistes, qui profitent de l’ancrage d’une idéologie qu’ils pourront incarner à leurs futurs postes de responsabilité. Il ne faut pas s’étonner du tournant réactionnaire, conservateur, discriminatoire des derniers résultats électoraux des pays membres de l’UE.

Quand les centaines de millions de citoyennes et citoyens européens se décideront-ils à ne plus accorder confiance et encore moins à dépenser des milliards pour barricader la frontière de l’UE, soutenir une politique inhumaine, suicidaire et criminelle, faussement protectrice des peuples ?

 

Béa Whitaker est militante altermondialiste de la IVe Internationale.

  • 1La Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, les conventions diverses (Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugié·es, Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, du 4 novembre 1950, etc.), la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, etc.
  • 2Gérald Darmanin  : « Aucun tabou pour protéger les Français », Le Journal du Dimanche du 22 octobre 2023.
  • 3
    La Libye est un axe de passage majeur des migrants subsahariens. L’Europe a signé des accords avec plusieurs factions de la Libye en guerre afin qu’elles jouent les garde-côtes et les gardes-chiourme. Les migrants n’ont plus le moyen de demander le droit d’asile auxquels ils ont droit et sont parqués dans des camps sans soins médicaux où l’on meurt de faim et où les gardiens violent (Inprecor)
     
  • 4
    Pour soulager la Turquie du poids des réfugiés syriens, l’Europe avait promis en 2016 d’accepter sur son sol un million de réfugiés en quatre ans. La dérive autoritaire d’Erdogan après le coup d'Etat de 2016 a servi de prétexte à l’Europe plus ne plus accueillir les réfugiés qu’elle avait promis d’accepter dans l’accord. (Inprecor)
     
  • 5« Immigration: le Danemark vote une loi pour transférer les demandeurs d’asile hors de l’Europe », 3 juin 2021, France Info.
  • 6« Le « plan Rwanda » cloué au sol », Courrier international, n° 1725, dossier Immigration, forteresse Europe, du 23 au 29 novembre 2023.
  • 7« Accords surprise entre l’Italie et l’Albanie sur l’accueil de migrants », les Échos, 7 novembre 2023.
  • 8« Allemagne : le virage idéologique », Courrier international, n° 1725, dossier Immigration, forteresse Europe, du 23 au 29 novembre 2023.
  • 9Ibid., « Espagne, Aux Canaries, des records ».
  • 10Ibid., « Tunisie, L’ambivalence migratoire ».
  • 11« Frontex : la porte grande ouverte aux lobbies », Alternatives économiques, 9 mars 2021.
  • 12Cour des comptes européenne, « Rapport spécial, Soutien de Frontex à la gestion des frontières extérieures », 2021.
notes