Une fois encore au bord du gouffre guerrier

par Tassos Anastassiadis

La Grèce et la Turquie se trouvent, à nouveau, au bord d'une guerre. Au-delà des aspects conjoncturels, la raison de fond est l'antagonisme pour les ressources d'accumulation de capital. En temps de crise cet antagonisme s'intensifie encore davantage. En particulier depuis que les fonds de la Méditerranée orientale (années 2000) se sont transformés en ressources potentiellement exploitables.

La bourgeoisie grecque s'est empressée, avec le soutien européen - y compris financier (et en contradiction flagrante avec la rhétorique européenne pour une " transition climatique ») - de former une alliance avec les États chypriote, israélien et égyptien pour exploiter les ressources éventuelles en Méditerranée orientale. Tout d'abord avec le projet dit " East Med », c'est-à-dire la construction d'un oléoduc vers l'Union européenne. Chypre, par ailleurs, a déjà procédé à des explorations, dans ses " zones d'exploitation économiques » (ZEE), définies avec les autorités étatiques voisines du Liban, d'Israël et de l'Égypte.

Stratégie d'exclusion

Image retirée.

® Inprecor/jr

Tous ces projets s'inscrivent dans une stratégie d'exclusion de la Turquie qui est pourtant le pays avec les plus importantes frontières maritimes de la région. Cela reproduit, à une plus grande échelle, le modèle d'antagonisme gréco-turc qui existe en mer Égée depuis 50 ans ! C'est en effet lors de la grande crise capitaliste des années 1970 que la mer Égée s'est transformée en terrain d'exploitation potentielle des ressources minières (ajoutant à la conflictualité, disons traditionnelle, des deux pays). Il s'agissait de la première course pour exploiter des gisements éventuels d'hydrocarbures !

Or, du point de vue d'une nature " exploitable », la mer Égée a bien une particularité unique, il suffit de regarder une carte pour s'en convaincre. Il s'agit d'une mer, passage entre la Méditerranée et la mer Noire, avec de nombreuses îles qui appartiennent presque toutes à la Grèce, dont une série juste en face de la bordure maritime turque. Les diverses délimitations, maritimes ou aériennes (partage de responsabilités sur le sauvetage en mer, aviation civile, etc.), peuvent avoir une incidence disproportionnée sur les exploitations éventuelles des ressources - y compris celles déjà bien établies, comme la pêche industrielle.

Dynamique guerrière

Depuis lors, la Turquie vie sous la menace grecque d'appliquer unilatéralement le " droit international » de 12 miles pour ses eaux nationales, qui transformerait la mer Égée en vrai " lac grec », interdisant de fait toute sortie des bateaux turcs vers la mer Égée et réduisant aussi le fond exploitable par la Turquie à des superficies ridicules (autour de 7 %). Par ailleurs la délimitation du plateau continental sous-marin (en gros c'est la version traditionnelle de la ZEE) en mer Égée en dépend aussi. C'est pourquoi des incidents mineurs peuvent se transformer en une dynamique réellement guerrière. Les deux États se sont d'ailleurs trouvés en situation de quasi guerre en 1996 à cause d'un incident autour d'un rocher sans aucune importance (Imia/Kardak).

De plus, il y a aussi la rhétorique habituelle de la " souveraineté nationale » bafouée. L'État grec a par exemple décidé (en 1930) qu'il dispose d'un espace aérien qui dépasse de 4 miles son espace maritime. Depuis plus de 50 ans, les avions de combat grecs et turcs " jouent » donc à une forme de guerre dans cet espace contesté, présentée par les médias (et les partis) de chaque pays comme des violations quotidiennes de leur " souveraineté nationale »…

La situation actuelle peut déboucher sur encore davantage de dangers. Premièrement, la Méditerranée étant plus vaste, les enjeux sont également plus importants, économiquement mais aussi en termes de dynamiques géopolitiques (par exemple en Libye, chaque pays soutient des belligérants différents). Deuxièmement, ces tensions se déroulent sur fond de crise profonde, pour les deux pays, mais aussi pour la région et la " forteresse » UE : guerres et migrations, psychoses nationalistes, coronavirus, crise financière, restructurations des industries d'armement et de l'énergie impliquées directement dans la région.

Ces risques de menaces de guerre ne peuvent être stoppés dans l'arène du cannibalisme marchand, seuls des mouvements populaires et sociaux peuvent renverser leur dynamique, jusque - et y compris - par l'arrêt des forages sur toute la Méditerranée, en eaux nationales et internationales. Dans les deux pays, des mouvements sociaux et des organisations de gauche (même minoritaires) luttent pour ce type d'orientation politique. Cette situation encourageante doit passer par des formes d'organisations et de collaborations encore plus importantes.

Athènes, le 20 septembre 2020

* Tassos Anastassiadis, journaliste, est membre de la Tendance Programmatique IVe Internationale (TPT) au sein de la section grecque de la IVe Internationale. Cet article a été publié dans le bimensuel suisse SolidaritéS n° 375 du 24 septembre 2020 et repris sur le site de TPT " 4 ».