Révolte et réaction : leçons des luttes au Soudan, en Syrie et en Palestine

par Shireen Akram-Boshar

Nous vivons une ère de révolte mondiale et de soulèvements de masse. Depuis le lendemain de la crise économique de 2008, nous avons assisté à une incroyable augmentation des révoltes et des révolutions à l’échelle mondiale.

Selon les recherches de Mark Beissinger, citées dans Revolutionary Rehearsals in the Neoliberal Age, entre 1900 et 2014, il y a eu au moins 345 « épisodes révolutionnaires ». De 1900 à 1950, il y en a eu en moyenne 2,4 par an, puis 2,8 par an de 1950 à 1984, et plus de 4 par an de 1985 à 2014. Mais le nombre de révoltes a explosé après 20081 . Comme l’écrit Jamie Allinson dans The Age of Counter-Revolution, « Les années 2010 ont été marquées par une vague de protestation sans précédent depuis celle déclenchée par la révolution russe de 1917. Dans le monde entier les manifestations antigouvernementales ont augmenté de 11,5 % d’une année sur l’autre au cours des années 2010 »2 .
Cette poussée massive doit être comprise en grande partie comme une réponse à des décennies d’austérité néolibérale, qui ont considérablement accru les pressions sur la classe ouvrière mondiale, en supprimant les prestations sociales, en privatisant et en mettant davantage à la charge des individus les tâches de reproduction sociale, en transférant les richesses à une élite de plus en plus restreinte et riche, tout en augmentant les mesures autoritaires et antidémocratiques pour faire respecter ce niveau accru d’inégalité. Les épreuves de plus en plus nombreuses et l’absence d’alternatives politiques ont poussé des masses de gens à descendre dans les rues et à se révolter.
Mais il est devenu de plus en plus clair que nous nous trouvons également dans une période de réaction. Nous avons assisté à un schéma de révoltes et de soulèvements radicaux suivis d’une répression massive et d’une réaction brutale. Nous devons non seulement nous attendre à ce que des soulèvements et des révoltes continuent d’émerger, mais aussi à des allers-retours plus intenses entre des révoltes porteuses d’un avenir libérateur et une contre-révolution, une répression brutale, couplée à des interventions impérialistes travaillant de concert pour écraser les soulèvements progressistes.
Les années et les décennies à venir continueront à voir des cycles plus durs et plus intenses comme ceux-ci, jusqu’à ce que nos soulèvements soient capables de sortir de l’impasse en construisant dans nos mouvements une direction, en bâtissant des réseaux de solidarité qui peuvent faire pression sur les États pour les empêcher de mener des interventions militaires contre-révolutionnaires et en tirant les leçons des révoltes antérieures au cours de la dernière période afin d'éviter leurs erreurs. Pour ce faire, il convient tout d’abord d’accorder une attention toute particulière aux révoltes de la dernière décennie.
Il y a d’autres cas à traiter, notamment aux États-Unis où le soulèvement de Black Lives Matter en 2020 – les plus grandes manifestations de masse multiraciales de l’histoire du pays – a été suivi d’un retour de bâton : renforcement de la droite, attaques contre les personnes transgenres, annulation de l’acte Roe v. Wade [autorisant l’avortement] etc. Mais ce schéma est encore plus évident dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, qui se trouve au cœur d’une longue lutte révolutionnaire entamée en 2011.

 

Moyen-Orient et Afrique du Nord – un foyer de révoltes


Étant donné que ce modèle cyclique de révolte et de réaction est le plus aigu au Moyen-Orient et en Afrique du Nord – où les révoltes des années 2010 ont commencé avec les révolutions du « printemps arabe », se poursuivent dans un processus révolutionnaire prolongé et où les interventions impérialistes contribuent au processus contre-révolutionnaire – je me concentrerai ici sur cette région. 
En décembre 2010, un vendeur ambulant tunisien s’est immolé par le feu pour protester contre le harcèlement policier et les difficultés à vendre ses marchandises. Son geste a déclenché la révolution tunisienne, qui s’est ensuite propagée à l’Égypte, à la Libye, au Yémen, à Bahreïn et à la Syrie, suivie de vagues de protestations massives dans toute la région et d’échos dans le monde entier. Ces révoltes ont été provoquées par la réalité invivable du néolibéralisme, la dureté des régimes autoritaires et un système régional façonné par l’impérialisme – y compris (mais pas seulement !) l’impérialisme étatsunien.
Les révolutions qui ont débuté en 2011 dans la région ont connu deux années de montée, avec des millions de personnes de la classe ouvrière descendant dans les rues, occupant les places et renversant des dictateurs soutenus par l’impérialisme comme Ben Ali et Moubarak, et créant une situation de quasi-double pouvoir en Syrie dans les zones contrôlées par les rebelles. Mais ces révolutions n’ont pas réussi – ni même visé – à s’emparer du pouvoir de l’État. Il s’agit d’un problème commun à l’ensemble du monde au cours des dernières décennies – pas seulement dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord où l’horizontalisme et l’absence de direction sont privilégiés, ce qui expose les soulèvements à un plus grand risque de défaite. Cela s’explique en grande partie par le fait que le néolibéralisme lui-même a désintégré la classe ouvrière quant à sa capacité à prendre le pouvoir, sa conscience et ses idées sur la manière de le faire.
Il est important de noter que cela ne signifie pas que les soulèvements ne méritent pas d’être soutenus, de faire l’objet d’une solidarité, d’une étude approfondie et d’une camaraderie avec les forces progressistes qui les composent. Ces leçons politiques sont nécessaires. La direction politique, la prise de contrôle de l’État et la solidarité internationale sont essentielles car en leur absence les régimes de la région se sont regroupés en 2013 et ont réagi par une sévère répression contre-révolutionnaire. Par le biais de massacres et de coups d’État, d’emprisonnements massifs, du sectarisme qui divise pour mieux régner et d’interventions militaires par des régimes régionaux et internationaux aidant les classes dirigeantes, les forces de la réaction ont été en mesure d’écraser les soulèvements progressistes.
Ce n’était que le premier cycle des révoltes explosives suivies de la répression et de la réaction. Mais même ce niveau effroyable de la répression n’a que temporairement arrêté ces révolutions de longue durée. Les facteurs politiques et économiques à l’origine de la première vague n’ont pas été résolus, si bien que, peut-être inévitablement, une deuxième vague a éclaté fin 2018, d’abord au Soudan et en Algérie, puis au Liban et en Irak. Chacune de ces vagues a ravivé une partie de l’espoir de 2011. Au Soudan et en Algérie, les soulèvements ont renversé les dictateurs pour la première fois depuis 2011. En Irak, le soulèvement a exigé un système de gouvernement civil plutôt que sectaire et la fin de l’ingérence de l’Iran dans le pays, tout en réclamant la fourniture d’électricité, de l’eau et des emplois. Au Liban, le soulèvement a également exigé la fin du système sectaire et a rejeté la responsabilité de la crise économique sur la classe dirigeante. Cette fois-ci, le slogan clé de tous ces soulèvements était « Tous dehors signifie tous », refusant de se limiter au renversement d’une figure de proue du régime. Ils ont tiré la leçon des révolutions de 2011, qui ont montré que le changement au sommet ne suffisait pas. En même temps, en dehors de la région, nous avons assisté à des révoltes au Chili, en Inde, à Hong Kong, en Iran, en France, à la rébellion de Black Lives Matter aux États-Unis et, plus récemment, en Iran.

 

Soudan, Syrie et Palestine – les cas les plus pertinents


La révolte au Soudan est un exemple clair, d’une part, d’une lutte libératrice explosive mais aussi d’une réaction et d’une terrible contre-révolution, cette dernière ayant été mise en évidence de manière aiguë au cours des derniers mois. La révolution soudanaise a d’abord réussi à dépasser les limites des révolutions de 2011, car des millions de Soudanais·es ont refusé de rentrer chez eux après que le régime a écarté la figure de proue de la dictature.
Le mouvement soudanais a eu un fort caractère révolutionnaire en raison de l’histoire des révolutions du Soudan et de la tradition préservée de la gauche et du communisme. Cette relative maturité politique a permis à la direction de la révolution de passer de l’Association des professionnels soudanais, un collectif d’organisations des classes moyennes, à des comités de résistance de quartier plus radicaux. Avec le slogan « pas de négociation, pas de partenariat, pas de compromis » ils ont maintenu la clarté sur le rôle de l’armée et ont refusé d’accepter des concessions de sa part. Fait essentiel : ils ont également refusé que des forces extérieures interviennent.
Néanmoins, après un massacre brutal perpétré par les Forces de soutien rapide (RSF) en 2019, la phase révolutionnaire initiale au Soudan a pris fin et des négociations contre-révolutionnaires – dénoncées par les comités de résistance mais pas par les forces libérales et de la classe moyenne – ont abouti à un accord de partage du pouvoir et à un gouvernement mixte civil-militaire, qui a presque inévitablement conduit au coup d’État militaire de 2021. Il y a un peu plus de deux mois, les tensions entre les deux milices – les Forces armées soudanaises (SAF) et les RSF – ont dégénéré en guerre totale, les SAF bombardant les bases des RSF à Khartoum et les RSF s’emparant des maisons, chacune étant soutenu par des États régionaux et internationaux désireux d’intervenir pour leur propre compte, des États du Golfe à l’Égypte en passant par l’UE.
Les comités de résistance de quartier étaient en train d’élaborer une charte nationale lorsque la guerre a éclaté et que, soudain, des centaines de milliers de personnes ont été déplacées, des centaines d’autres tuées et la révolution a été gravement compromise. Cela montre qu’une situation prolongée de double pouvoir ne peut être maintenue, car elle ouvre la porte à la contre-révolution et à la répression brutale. C’est un rappel que les militaires et les milices doivent être écartés du pouvoir, démantelés et qu’une force alternative de gauche doit prendre le pouvoir. Bien que cela soit plus facile à dire qu’à faire, la leçon est claire : sans cela, la contre-révolution est inévitable. Néanmoins, au Soudan, il y a eu beaucoup plus d’expériences de formes et de tactiques révolutionnaires qui devraient être étudiées de plus près. Malheureusement, la gauche occidentale a pratiquement ignoré le mouvement révolutionnaire soudanais, qui a été jusqu’à présent la plus forte et la plus avancée des luttes révolutionnaires. Elle subit aujourd’hui l’une des défaites les plus brutales.
La Syrie est également un exemple clé. La lutte dans ce pays est peut-être allée le plus loin parmi les révolutions de 2011, avant d’être confrontée à une défaite écrasante et brutale. En 2011, les Syriens ont rejoint les révolutions qui émergeaient et, face à une répression sévère, ont approfondi leur révolution, libérant finalement des régions entières et tentant de réorganiser la société indépendamment du régime. Mais alors que le Soudan a été largement ignoré par la gauche occidentale, la Syrie l’a laissée de marbre, car elle ne rentrait pas dans son cadre dépassé de l’impérialisme bipolaire.
Tout comme l’Ukraine aujourd’hui, la Syrie devrait nous rappeler que nous ne pouvons pas nous fier à des analyses dépassées de l’impérialisme qui supposent que l’ennemi de mon ennemi est mon ami. Elle indique que la rivalité inter-impériale s’accroît, au lieu de diminuer. Pour écraser le soulèvement syrien, la Russie et l’Iran sont intervenus du côté du régime, tandis que la Turquie et les États du Golfe sont intervenus ostensiblement dans l’opposition, tout en travaillant à la mise à l’écart des éléments progressistes et à la transformation de la lutte en une guerre sectaire, interminable et hideuse. La résistance au régime d’Assad et aux interventions militaires de la Russie et de l’Iran est restée largement présente jusqu’en 2018 environ, lorsque la brutalité du siège et des bombardements a largement éclipsé les possibilités de continuer à s’organiser.
Une autre faiblesse de la révolution syrienne c’est que les niveaux d’organisation étaient bas après des décennies sous un État policier sévère et que l’organisation locale inspirée du modèle anarchiste a été priorisée par rapport à un modèle à plus grande échelle, laissant ainsi les villes et les villages rebelles encore plus vulnérables à la décimation. La Syrie est l’une des tragédies du XXIe siècle et un dangereux avertissement : tant que la gauche n’apprendra pas à apporter sa solidarité à ceux qui résistent à l’impérialisme, même s’il ne s’agit pas principalement de l’impérialisme américain, il y aura d’autres mini-Syries, tandis que la gauche restera dissociée des mouvements auxquels elle doit être liée.
Bien qu’elle ne fasse pas techniquement partie des révolutions de 2011 dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, la Palestine occupe une place centrale dans la région en raison de la lutte qu’elle mène depuis plus de 75 ans contre le colonialisme et l’impérialisme, ce qui en fait un symbole de l’oppression et une étincelle historique pour les révoltes dans l’ensemble de la région. Les dynamiques plus récentes de volatilité, de polarisation, de révolte et de réaction y sont également présentes.
Il y a deux ans, les jeunes Palestiniens qui se mobilisaient contre le nettoyage ethnique israélien à Jérusalem, en particulier pour défendre la mosquée Al-Aqsa, ont transformé leur mobilisation en une révolte qui a pris le nom d’Intifada de l’unité. Pour la première fois depuis des décennies, les Palestiniens se sont unis dans un soulèvement contre la fragmentation israélienne, de la Cisjordanie à Gaza en passant par les Palestiniens à l’intérieur d’Israël proprement dit. Ils ont généralisé un nouveau cadre de libération, un vocabulaire et une conscience contre le colonialisme de peuplement israélien. L’Intifada de l’unité était un refus du régime israélien qui a fragmenté et divisé les Palestiniens. Elle a été largement propulsée par l’organisation de la jeunesse et non par les factions politiques palestiniennes.
En fait, dans le cadre de cette lutte contre le nettoyage ethnique israélien a émergé une lutte contre l’Autorité palestinienne – un organisme créé sous le couvert de la construction de l’État pour jouer le rôle de gendarme des Palestiniens tout en soutenant le néolibéralisme en Cisjordanie en particulier. Grâce à cette lutte plus large, la conscience et l’activité politiques palestiniennes se sont aiguisées, alors même que les attaques du colonisateur et de sa population coloniale de droite deviennent plus dures.
L’Intifada de l’unité a été suivie d’une brutalité croissante de la part d’Israël, sous la forme de bombardements à Gaza, d’assassinats de journalistes, d’arrestations massives, de couvre-feux et d’assassinats ciblés dans les villes palestiniennes, d’attaques à travers la Cisjordanie équivalentes à une guerre au ralenti, ainsi que de la dérive vers la droite de la politique israélienne, qui amène désormais des dirigeants d’extrême droite comme Ben Gvir au premier rang. Pendant ce temps, au Royaume-Uni, aux États-Unis et ailleurs, la gauche libérale – qu’il s’agisse du Parti travailliste au Royaume-Uni ou des Socialistes démocratiques d’Amérique aux États-Unis – a clairement fait savoir que la solidarité avec la Palestine non seulement n’était plus une priorité, mais qu’elle serait activement réprimée.
Cette dynamique générale tout comme ces cas particuliers soulignent tous la nécessité d’une gauche qui prenne au sérieux les révoltes qui émergent dans le monde, même si la majorité d’entre elles ne seront pas aussi sophistiquées que celle du Soudan en raison de l’héritage du néolibéralisme et de décennies de défaites. Une gauche capable d’étudier les révoltes, d’en tirer des leçons et de les guider grâce aux enseignements tirés des vagues précédentes est plus que nécessaire, d’autant plus que nous entrons dans une ère de volatilité économique accrue, de changement climatique et de rivalités inter-impériales et régionales. Ni les régimes en place, ni les réactions aux soulèvements n’ont la capacité politique de modifier fondamentalement les dynamiques sous-jacentes qui conduisent à ces opportunités de plus en plus radicales.
C’est pourquoi la gauche ne peut plus se contenter de cadres superficiels qui n’analysent pas les dynamiques sur le terrain ou qui ignorent le rôle des États intervenants. Nous avons au contraire besoin de mouvements dynamiques capables de s’engager avec les militants et les révolutionnaires en lutte dans le monde entier, d’organiser des manifestations de masse et des forums en leur nom dans tous les pays et de leur apporter solidarité et attention même si ces rébellions n’épousent pas une politique parfaite ou ne correspondent pas à nos idées préconçues. Si nous ne le faisons pas, nous laissons la porte de plus en plus ouverte aux forces de la réaction – comme nous l’avons vu.

Cet article a d’abord été publié par Spectre le 20 juin 2022.  
(Traduit de l’anglais par JM).

  • 1Colin Barkern Gareth Dale, Neil Davidson (ed.), Revolutionary Rehearsals in the Neoliberal Age, Haymarket Books, Chicago 2021, p. 14.
  • 2Jamie Allinson, The Age of Counter-Revolution, Cambridge University Press, Cambridge 2022, p. 3.