Mobilisation environnementale et répression

par Jamel Bisset
Le professeur Kamel Aissat entouré par les représentants des villageois.

L’Algérie est en proie à une répression féroce depuis l’immense mobilisation du Hirak, qui avait déstabilisé le pouvoir et permis le départ du président Bouteflika. Cette répression est une façon de maintenir le pays sous une chape de plomb alors que ses contradictions s’aiguisent, entre l’inflation qui aboutit à un appauvrissement de la population et la préparation de la présidentielle de 2024, dont le pouvoir espère tirer la légitimité qui lui fait défaut actuellement. Dans ce contexte difficile pour les luttes sociales, nous regardons avec attention la mobilisation écologiste qui existe à Béjaïa (Kabylie), face au projet de mine de plomb d’Oued Amizour. Une telle mobilisation montre comment il est possible de construire un rapport de forces face au pouvoir malgré la répression féroce qui s’abat sur les militant·es.

 

Antoine Larrache : Peux-tu nous expliquer quel est l’enjeu autour de la construction de la mine d’Oued Amizour ?

Jamel Bisset : Dans la région de Amizour et Tala-Hamza (à proximité de Bejaïa en Kabylie) la prospection d’un gisement a commencé depuis les années soixante-dix. En 2005, dans la phase de bradage des ressources nationales entamée en 2001, le pouvoir a accordé le permis minier à la multinationale australienne Terramin, qui s’est vu attribuer 75 % des parts de la société exploitante WMZ, contre 25 % pour l’Algérie.

Des études ont été faites auparavant sur la faisabilité du projet : un bureau d’études canadien avait fait une étude assez rigoureuse, mais qui avait le défaut de parler d’un investissement chiffré à plus de 500 millions de dollars rien que pour protéger l’environnement. L’étude a donc été mise de côté. En 2005, l’étude a recommencé, avec des hauts et des bas, des carottages, de la recherche mais ils ne sont jamais allés au bout. Il y a eu même eu une tentation d’annuler le projet. Mais en 2020, avec le président Abdelmadjid Tebboune, il y a eu une relance du projet d’exploitation avec le transfert de la majorité des actions (51 %) détenues aujourd’hui par les entreprises publiques, ENOF et ORGM, 49 % restant aux mains de Terramin (dont une majorité des actions ont été rachetées par un consortium chinois). Une règle, qui existait déjà du temps de Bouteflika, même si elle ne touchait pas tous les secteurs, a été réintroduite et elle impose que le capital d’une société soit au moins à 51 % algérien et au maximum 49 % étranger.

L’exploitation de ce gisement sera une catastrophe pour la santé humaine et environnementale pour plusieurs raisons :

Premièrement, l’étude d’impact de 2020, réalisée par un bureau d’étude local qui n’a aucune compétence, était bâclée et a indiqué que la société exploitante aurait toutes les technologies, répondrait aux normes, aurait les compétences, etc. Il n’y a pas même dans cette étude les mesures qu’il faudrait prendre pour protéger l’environnement et se prémunir des éventuelles contaminations. Mais cette étude n’est pas rendue publique, contrairement à ce que la loi exige, et donc ses conclusions précises sont inconnues.

Ce projet a la particularité d’être situé dans une zone à densité humaine très importante, avec trois communes limitrophes très peuplées. Amizour rassemble 45 000 habitants, Tala-Hamza 15 000 et, juste en face, à deux ou trois kilomètres, il y a la nouvelle ville de Bejaïa, Oued-Ghir, une zone urbaine d’habitations qui devrait abriter 20 000 personnes. Il n’y a jamais eu de mine dans une telle zone d’habitation.

Deuxièmement, elle est située dans une zone agricole importante, autrefois accaparée par les colons, dont les terres sont très fertiles.

Troisièmement, c’est une zone qui est classée, protégée au niveau international, en tant que zone humide Ramsar. Elle est classée depuis 2009, sur la base de trois critères essentiels : l’existence de certaines espèces de poissons, la présence d’une espèce en voie de disparition, la loutre européenne, et le plus gros morceau est l’existence de l’une des plus grandes nappes phréatiques en Algérie. Les études des organismes publics ont montré que sa capacité était aux alentours de 1 600 milliards de mètres cubes. Et c’est une nappe renouvelable, c’est-à-dire qu’elle reçoit les eaux venant des montagnes du Djurdjura et des Babors. Elle est alimentée par tous les affluents. La région de Béjaïa est connue depuis l’Antiquité pour ses ressources en eau. Et, d’un point de vue économique, le département de Béjaïa est naturellement structuré autour de l’agroalimentaire parce qu’il y a une industrie assez importante, avec l’eau minérale, des unités de fabrication de limonade, de bière, de yaourt, de lait, etc. Tout cela est très implanté autour de la nappe. C’est de ce point de vue qu’elle est protégée depuis 2009.

Les lois algériennes sont assez correctes en elles-mêmes : elles sont à jour par rapport au développement des connaissances scientifiques, aux normes internationales de protection de l’environnement. La loi des mines, particulièrement dans son article 3, interdit l’implantation d’une mine dans une zone protégée par une convention internationale ou par une loi algérienne. On est bien dans ce cas de figure. Et l’eau est le défi majeur pour l’humanité, notamment avec le changement climatique. Ils n’ont pas respecté cette loi : la législation sur l’environnement stipule qu’il faut associer les populations locales, discuter avec elles, essayer de les convaincre pour que le projet puisse avoir une viabilité. Ces aspects ne sont pas mis en place. Officiellement le wali (représentant de l’État) reçoit des délégations des populations, mais en vérité les délégations sont souvent choisies pour leur allégeance ou en faisant miroiter des indemnisations.

En revanche, les populations locales des deux villages concernés ont signé des pétitions où elles rejettent intégralement le projet. Ce sont des pétitions citoyennes, et il faut comprendre le courage que cela représente de signer une pétition qui s’oppose à un projet présenté comme une initiative du président, soi-disant nécessaire au développement du pays.

 

Antoine Larrache : Quels sont les dangers ?

Jamel Bisset : Toute menace sur l’eau dans la région se répercute dans le pays, puisque ce département nourrit quasiment toute l’Algérie. La mine qu’ils veulent implanter n’est pas une mine anodine, puisqu’elle contient du plomb et du zinc. On n’a pas eu accès à la composition géochimique précise pour voir s’il y a d’autres matériaux – on parle de terres rares, d’uranium, etc. On n’a d’ailleurs pas eu accès au projet lui-même, ni aux études ni aux résultats, chose qui n’est pas acceptable pour les populations locales.

Le plomb est un métal dangereux, c’est l’un des premiers métaux qui a fait des dégâts dans l’histoire de l’humanité, particulièrement dans la classe ouvrière, chez les mineurs, avec la première maladie professionnelle reconnue : le saturnisme. On sait maintenant que le plomb se transmet par l’air, par l’eau, par l’alimentation, etc. Il s’agit d’expériences concrètes à partir d’éléments relevés en Europe, en Amérique du Sud et en Afrique. Après 50 ou 60 ans, les effets sont toujours là. Au Pérou, la mer est contaminée par le plomb.

Le plomb peut provoquer des infertilités, des malformations chez les enfants, il est neurotoxique, les effets sur les enfants et les femmes enceintes sont connus et bien documentés dans les régions contaminées par les activités minières ou industrielles en lien avec ce métal. D’où son interdiction en plomberie (conduites d’eaux), dans la peinture et dans l’essence. Le zinc présente une moindre toxicité.

Dans toutes les régions où il y a eu des mines de plomb, y compris dans les Cévennes en France, il y a des problématiques qui se posent plusieurs décennies plus tard avec la contamination de certains sols. Sans parler du Kenya, de la Zambie, de la région de Valence en Espagne, ou du Pérou.

 

Antoine Larrache : Pourquoi le pouvoir met-il un tel enjeu sur cette mine ?

Jamel Bisset : L’enjeu n’est pas seulement sur cette mine : il y a une fuite en avant qui ne prend pas en considération l’intérêt des générations futures, qui ne prend pas en considération les effets sur l’environnement. Le pouvoir aspire à rejoindre les BRICS, sachant que ces pays sont peu regardants sur les questions environnementales. L’Algérie cherche à avoir une légitimité internationale que le pouvoir n’a pas réussi à obtenir au niveau électoral. Dans le conflit inter- impérialiste qui a cours en ce moment, il essaie de se positionner d’une manière ou d’une autre. Et le potentiel de l’Algérie, c’est le sous-sol, le gaz et les terres rares, etc. Il veut diversifier ses partenaires, donc il est en train d’offrir le sous-sol, parce qu’il n’y a pas d’industrie de transformation, ni à Bejaïa ni ailleurs. On va extraire le minerai, ce qui représente des millions de tonnes. Ils vont traiter sur place, avec des produits chimiques et la flottaison, seulement 7 % du minerai extrait. Ils vont les mettre dans des containers, direction les ports, pour les pays qui vont le transformer. Par contre, les 93 % restants, toxiques, vont être laissés sur place. Et on va importer le plomb et le zinc raffinés !

C’est un peu ce qui s’est passé pendant des années pour le pétrole, qu’on exporte alors qu’ensuite on importe de l’essence et du mazout de France ou d’Italie. C’est un bradage des richesses naturelles.

Il faut poser la question légitime de l’intérêt de cette politique pour l’Algérie : est-ce qu’on est au service du marché mondial, ou au service des populations, du développement national ?

 

Antoine Larrache : Est-ce que tu penses que dans cette affaire, il y a des éléments d’autonomie ou de concurrence entre des secteurs différents de l’appareil d’État ?

Jamel Bisset : C’est difficile à dire. Le régime algérien a toujours fonctionné avec des factions qui fondamentalement ne divergent pas mais qui se mènent des bagarres importantes. Sur ce projet, je pense qu’il y a des divergences qui sont liées au fait que ce n’est pas rentable. Il n’y a que le plomb qui est intéressant et il est utilisé particulièrement dans le stockage des déchets nucléaires. Le reste n’est pas forcément rentable sur le marché mondial car le cours du zinc n’est pas très élevé.

Le régime, aujourd’hui, a peur d’un soulèvement. Donc, il est plutôt uni. Il y a un consensus autour de Tebboune, il n’y a pas d’émergence d’une autre force. Le régime n’a pas réussi à construire une base sociale, ni une représentation politique nouvelle, même s’il y a eu une politique dont il faut tenir compte : Tebboune a titularisé 50 000 enseignants, il a attribué une allocation chômage à des millions d’Algériens et beaucoup d’autres mesures. Même si le SMIC n’a pas augmenté – il est aux alentours de 100 euros – il y a des mesures qui sont prises. Cela dit ce sont des mesures populistes libérales.

Il y a une crise politique grave, de légitimité, les appareils classiques du régime comme le Front de libération nationale (FLN) et le Rassemblement national démocratique (RND) sont très discrédités. C’est pour ça qu’il y a un recours à la terreur, à la politique de répression tous azimuts. Mais ils doivent se poser des questions parce qu’ils savent que ce n’est pas un outil durable. Face à la terreur, face au musèlement, il y aura des explosions, c’est une évidence. Je pense qu’il y a des lectures différentes entre les différentes factions. Il y a des contradictions.

 

Antoine Larrache : Tu peux raconter comment se construit la mobilisation autour de la mine ?

Jamel Bisset : Ça a commencé à partir de 2019, quand ils ont relancé le projet. En lien avec le Hirak, il y a eu des débats publics avec des scientifiques et des militants écologistes. Il y a eu de petits débats dans le département, dans la sous-préfecture d’Amizour. Il n’y a pas encore de prise de conscience environnementale dans nos sociétés, la mobilisation autour du rejet de ce projet dangereux pour le plan d’eau est la deuxième après celle du sud algérien où les populations se sont massivement unies contre les risques liés à l’exploitation du gaz de schiste. Il faut signaler que Mohad Gasmi, l’un des animateurs de cette mobilisation, est en détention.

Le pouvoir utilise la formule classique en promettant la création de milliers d’emplois. Les gens veulent travailler, pour survivre, donc mettent au second plan l’avenir des générations futures.

Mais le projet en lui-même ne peut créer que 700 emplois. Des experts expérimentés sur ce genre de projets disent que la difficulté pour une multinationale pour s’engager dans une mine dans un pays est l’absence de main-d’œuvre qualifiée et bon marché. Ils seront donc obligés de ramener une main-d’œuvre qualifiée et nous aurons seulement des emplois ouvriers, qui descendront à 500 mètres de profondeur, et quelques agents de sécurité sur le périmètre du site. Donc il y aura 15 % à 20 % de main-d’œuvre locale. Le chantage en faisant miroiter le plein-emploi a toujours été utilisé par les multinationales dans les pays du sud pour s’accaparer nos richesses, et les exemples sont nombreux de par le monde.

La sensibilisation a duré une année. Ensuite le projet a été gelé, puis relancé par Tebboune en 2021 comme projet d’intérêt national. Comme le pouvoir a interdit les marches (manifestations, NDLR), la coordination des associations de citoyens a organisé en mai 2022 une randonnée populaire. Cela s’est appuyé sur un village qui n’est pas habité, mais qui a une association de défense de son patrimoine – des cimetières, des tombes des martyrs de la révolution, des maisons qui datent du XVIIe siècle, un peu d’agriculture de montagne… La randonnée populaire visait à faire connaître le site, parce qu’en réalité, dans les règles environnementales, avant d’implanter un projet, on étudie, on regarde qui habite, l’histoire du lieu, etc. La randonnée a drainé 200 à 250 personnes dans un moment où tout rassemblement était interdit. C’est resté en travers de la gorge des services de sécurité. Ils ont bouclé toute la région et ça a été médiatisé par Radio M, qui est aujourd’hui fermée, et par la chaîne Kabyle Berbère Télévision. Ça a été assez médiatisé. Il y a eu des prises de parole de médecins, de pharmaciens, d’universitaires, de paysans, de vieux du village qui connaissaient l’histoire, etc. Des témoignages ont été enregistrés, ça a fait son effet sur l’opinion. L’autre village, comportant 80 maisons, a créé un comité. Des terres appartiennent aussi à d’autres personnes qui habitent non loin. Ils ont fait une pétition qui rejette le projet et ont été reçus par le wali.

Il y a une terreur importante dans la population. Les gens ont peur d’être arbitrairement emprisonnés, parce qu’en Algérie, on arrête les gens, pour deux ou trois ans, puis on les libère en leur disant qu’ils sont innocents. L’existence de la pétition est donc une grosse avancée.

La répression contre le professeur Kamel Aïssat s’inscrit dans ce contexte : il est un expert, désigné précédemment par l’administration pour d’autres expertises liées au développement rural et à la gouvernance locale, qui a accompagné la population, expliqué divers éléments. Il a été conduit à s’exprimer publiquement pour donner les éléments scientifiques. On lui reproche des vidéos, l’organisation de marches et de réunions secrètes. Il a été interrogé durant des heures au niveau de la gendarmerie de Béjaïa puis convoqué de nouveau quelques jours plus tard, pour des prises d’empreintes, fichage par la gendarmerie. Il a été présenté devant le procureur.

Après l’audience avec le procureur, les chefs d’inculpation ont changé. Ils ont utilisé les articles 79 et 46 du Code pénal algérien, il est accusé d’atteintes à l’intérêt national et à l’unité territoriale, les articles élastiques par lesquels on donne un mandat de dépôt. Ce sont des articles qui datent des années soixante-dix et qui sont même anticonstitutionnels dans la mesure où « l’intérêt national » est une notion très floue et dépend de la classe sociale à laquelle les politiques économiques servent1 .

Donc en réalité on est face à une question politique. Le juge d’instruction n’avait pour documents qu’un arrêté des ministres validant le projet de mine. Le juge n’a pas suivi le procureur et a mis Kamel sous contrôle judiciaire. Les éléments du dossier n’ont pas été totalement remis aux avocats car le nouveau Code pénal algérien permet aux juges de ne pas donner toutes les pièces à l’avocat, chose qui est vraiment choquante. Le dossier est nécessairement très faible puisqu’il n’y a qu’un gisement, pratiquement aucun projet concret, pas de construction. Ils ne savent même pas à qui appartiennent les terrains. C’est un peu un effet d’annonce lié sans doute à la volonté d’entrer dans les BRICS, mais il y a aussi beaucoup de médiocrité et de corruption dans le projet.

 

Antoine Larrache : Est-ce que tu peux replacer tout ça, dans le contexte un peu plus général de la situation de l’Algérie, notamment après le Hirak ?

Jamel Bisset : Quand le pouvoir a écrit des amendements à la loi sur les hydrocarbures, il y a eu de grandes manifestations, notamment à Alger devant l’Assemblée populaire pour refuser le bradage de la souveraineté nationale. « Non au bradage des richesses ! » était un mot d’ordre phare dans le Hirak. Les Algériens ont avancé des revendications anti-impérialistes claires et la nécessité pour la souveraineté populaire de décider de ses choix, des choix de développement, des choix économiques, etc.

Ce qui dérange le plus le pouvoir est qu’il puisse y avoir des regroupements populaires, y compris lors d’un enterrement. Ils ne veulent pas que des gens se voient, tout regroupement est subversif, car les conditions d’une explosion sont réunies. Malgré les efforts de redistribution économique, c’est très insuffisant par rapport à la perte de pouvoir d’achat, avec un niveau jamais atteint dans l’histoire de l’Algérie. Nous avons un des Smic les plus bas de la Méditerranée. En 2010, ce n’était pas le cas, il était l’un des plus élevés. Les couches moyennes sont fortement touchées, avec l’inflation, renforcée par la guerre en Ukraine, la crise, etc. Il y a des pénuries partout et on a un président qui gère cette situation par la répression. Il dit qu’il est capable de condamner à mort les gens qui stockent.

Tout est présenté comme un complot, des islamistes du Rachad, du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), du Maroc, des forces étrangères…

 

Antoine Larrache : Pourquoi penses-tu qu’il y a une possibilité d’explosion à tout moment et quelles pourraient en être les conséquences ?

Jamel Bisset : Malgré quelques mesures, la pauvreté s’est fortement aggravée. En plus, une expérience politique collective a rendu possible quelque chose qui était impossible : le Hirak a fait partir les figures du régime, il y a trente généraux et des dizaines de ministres en prison. Ils ont sacrifié une partie du régime et maintenant, un mouvement populaire s’attaquerait à son noyau dur. L’expérience collective reste dans la mémoire, les choses ne se répètent pas, il y a un phénomène d’accumulation qui accompagne les révolutions. Comme dit Daniel Bensaïd, « nous avons gagné le droit de recommencer ». Dans la littérature marxiste, on voit que les échecs du mouvement de masse ne sont pas des échecs en soi, ce sont des étapes qu’on franchit en termes de conscience.

Il y a eu des augmentations de salaires dans la fonction publique. Minimes, mais réelles. Tout ce qu’on nous donne, on le prend, et on continue à revendiquer. Mais les quelques augmentations ne couvrent même pas la perte de pouvoir d’achat. Tebboune a annoncé des augmentations des salaires de 50 % sur trois ans et a intégré aussi quelques baisses d’impôt sur les bas salaires. Les salaires ont augmenté en valeur absolue mais concrètement, entre le changement du cours de la monnaie et l’inflation, il y a une perte de pouvoir d’achat très importante, de l’ordre d’un tiers.

Il n’y a pas beaucoup de mobilisations car il y a une peur. Le Hirak est intervenu dans un moment où le mouvement social avait été battu, où la classe politique a été défaite du temps de Bouteflika, où les mouvements sociaux et les partis ont été discrédités parce qu’ils ont tous été intégrés dans au jeu institutionnel. Tout comme les syndicats. Les ailes combatives des syndicats ont été éliminées, que ce soit dans l’UGTA ou dans les syndicats autonomes. Les oppositions organisées ont été discréditées et défaites. Donc il n’y a plus de référent organisationnel pour représenter la révolte.

Avec la répression, les organisations ne s’expriment pas. Il n’y a pas de grèves. Il n’y a pratiquement pas de protestations. Les organisations politiques ont été muselées : le Parti socialiste des travailleurs (PST) a été suspendu, le Mouvement démocratique et social (MDS) est suspendu aussi, pour d’autres raisons. Les autres partis n’ont pas de droit de se réunir avec les citoyens dans leurs bureaux. Tous les partis qui étaient membres du Pacte pour l’alternative démocratique (PAD) ont été muselés.

Les partis classiques, qui ne sont pas conséquents sur le plan démocratique, les organisations libérales cherchent une autre voie, une gouvernance qui les prenne en considération. Elles ne cherchent pas à renforcer la souveraineté populaire. Le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), le Parti des travailleurs (PT, d’origine lambertiste) et l’Union pour le changement et le progrès (UCP), qui sont membres du PAD, n’organisent pas le rapport de forces à la base. Ils dénoncent la situation mais n’ont pas de prolongement au niveau social et politique. Sociologiquement, le Hirak a mis à nu le discrédit de toutes les organisations. Le Front des forces socialistes (FFS) est un parti qui est plutôt dans le jeu du régime, qui a participé aux élections, ce n’est plus le FFS qu’on a connu sur le plan démocratique, il est aujourd’hui discrédité. D’ailleurs, toutes les institutions sans mal élues, avec de très faibles taux de participation, à tous les niveaux.

Le FLN qui toujours là, mais il est difficile pour le pouvoir d’animer les débats politiques avec le FLN, le RND, ou l’islamisme modéré, parce que leurs chefs sont en prison !

 

Antoine Larrache : Comment vont-ils préparer une élection présidentielle pour qu’elle semble démocratique ?

Jamel Bisset : Le régime a une histoire de coups d’État, déjà avant l’indépendance. Ils ont toujours désigné les successeurs. Tebboune est perçu comme quelqu’un qui n’a pas les coudées franches, qui est une marionnette entre les mains du régime. Il y a des luttes internes importantes. Le clan de Gaïd Salah, le général décédé, qui a intronisé Tebboune, est affaibli. Il y a les anciens des services qui reprennent du poil de la bête. Ils vont sans doute aller vers un deuxième mandat de Tebboune parce qu’il n’y a pas d’émergence d’une autre personnalité. Ils voudraient que le deuxième mandat soit un peu plus légitime.

Une partie du pouvoir dominant considère sans doute qu’il faudrait apaiser. Mais jusqu’à aujourd’hui, les arrestations continuent pour délit d’opinion, des arrestations arbitraires, pour des publications sur Facebook, etc. Il y a des dizaines de prisonniers d’opinions, il y a des partis suspendus, ainsi que des associations comme le Rassemblement actions jeunesse (RAJ) ou la Ligue des droits de l’Homme, et ça continue. Certains partis comme le PT disent qu’il y a des signes d’apaisement… mais nous ne les voyons pas !

Il y a un désert politique, mais le potentiel subversif est là.

 

Antoine Larrache : Et du coup, comment tu vois ces possibilités de subversion ?

Jamel Bisset : Il faut préserver les secteurs militants, mais on ne peut pas se préserver en s’enfermant sur soi-même. C’est l’inverse, c’est le lien avec la réalité, la société, qui permet à une organisation d’exister. Des histoires comme la mine par exemple, sont des moyens d’être en contact avec la société, de diffuser des idées, en tenant compte de la répression évidemment. Il y a aussi les activités culturelles, les activités associatives, tout ce qui est possible d’investir comme activité est très précieux par les temps qui courent.

Maintenant, est-ce que le Hirak va reprendre ? Le Hirak, c’est une expérience collective nouvelle pour une nouvelle génération militante qui a besoin d’un programme et de perspectives. Aujourd’hui, la situation des jeunes, c’est plutôt les harragas : des milliers de jeunes bacheliers, techniciens, médecins, qui quittent les villages… c’est impressionnant. C’est ça « l’immigration choisie ». Tout le défi qui nous attend, c’est d’être capable de construire des relais organisationnels avec un programme réel, des choses concrètes qui donneront de l’espoir aux jeunes.

  • 1Une pétition internationale de soutien, signée par plusieurs dizaines de personnalités, est accessible sur Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/120823/l-alerte-ecologique-criminalisee-en-algerie-solidarite-avec-kamel-aissat