Bloc de gauche : « une référence politique »

par Jorge Costa

Dick Nichols : Le Bloc de gauche a perdu la moitié de son soutien électoral depuis 2017, à commencer, cette année-là, par la perte de ses deux représentants à l’assemblée régionale de l’île de Madère. Lors des élections législatives de 2019, il a conservé ses 19 sièges au parlement national mais avec un nombre de voix réduit, puis a perdu 65 % de ses voix lors de l’élection présidentielle de 2021 et les deux tiers de ses 12 conseillers locaux lors des élections locales du la même année, suivi de la perte de 14 de ses 19 sièges parlementaires lors des élections générales anticipées de janvier 2022. Dans quelle mesure cette crise était-elle due à des facteurs indépendants de sa volonté et dans quelle mesure aux propres lacunes du Bloc de gauche ?

Jorge Costa : L’accord entre le Parti socialiste (PS) et le Bloc de gauche, qui constituait la base du soutien du Bloc de gauche à un gouvernement PS, a été signé en 2015. À l’époque, le PS était arrivé deuxième aux législatives et l’enjeu était d’empêcher la droite de continuer à gouverner et de ravager le pays avec ses mesures d’austérité sans précédent. Aux élections de 2019, à la fin du mandat de quatre ans effectué par les socialistes et une fois l’accord respecté, le Bloc de gauche a obtenu 10 % des voix (un demi-million de voix), soit presque le même résultat que quatre ans auparavant (notre meilleur résultat de tous les temps). Ainsi, l’explication de notre résultat de janvier 2022 ne réside pas dans un développement continuel de mauvais résultats électoraux. Au contraire, nous avons chuté brutalement, ne conservant que la moitié des voix et un quart des parlementaires par rapport à octobre 2019.

La raison en était notre refus, à l’issue des négociations, de soutenir le budget du gouvernement PS. Lors de ces négociations, nous avons pleinement respecté notre mandat, qui consistait à user de notre influence pour obtenir des avancées importantes pour la classe ouvrière et la majorité de la population : premièrement, en ce qui concerne la législation du travail (en particulier en mettant fin aux lois sur le travail de la période de la Troïka)  deuxièmement, en ce qui concerne les investissements dans le Service national de santé (SNS). Cependant, nous n’avons pas été en mesure de parvenir à un accord avec le PS qui permette d’atteindre ces objectifs.

Nous n’avions donc aucune raison de voter ce budget national. Cette décision, une décision d’indépendance stratégique par rapport au PS, n’a pas été suivie par une grande partie des électrices et électeurs du Bloc de gauche. Mais nous n’avons pas utilisé leurs critères pour décider de notre vote : nous avons utilisé des critères stratégiques, ceux de notre projet politique indépendant.

Dans les jours qui ont précédé les élections, un deuxième facteur est apparu, qui a également largement contribué aux mauvais résultats du Bloc de gauche : les sondages nationaux ont montré que les partis de droite, pris ensemble, étaient à égalité de voix avec le PS. Ce sondage, qui annonçait également une victoire de la droite si elle s’associait à l’extrême droite, a créé une vague de peur qui a mobilisé et poussé vers le PS une partie de l’électorat de gauche.

Finalement, la victoire redoutée de la droite n’a pas eu lieu et le PS s’est retrouvé avec la majorité absolue au Parlement. Ainsi, soit les sondages étaient erronés, soit ils ont contribué directement au cours des derniers jours à un changement dans les intentions de vote. Quoi qu’il en soit, ces sondages ont été très importants pour mobiliser l’électorat de gauche en faveur du PS. Ces deux facteurs expliquent nos mauvais résultats en 2022.

 

Dick Nichols : Les mauvais résultats du Bloc de gauche (et du PCP) ont-ils montré que le sous-financement du SNS n’était pas – à ce moment-là – le problème le plus important pour une partie importante du « peuple de gauche » ? Le Bloc de gauche a-t-il mal interprété les sentiments populaires ?

Jorge Costa : Comme je l’ai dit, nous utilisons notre mandat pour faire pression sur des questions stratégiques pour la classe ouvrière, comme la législation du travail, le financement du SNS et la lutte contre la précarisation. Nous refuserons toujours d’être un appendice du PS, d’être la cinquième roue du carrosse du gouvernement. Dans les circonstances du moment, nous avions un choix à faire : l’autonomie ou la subordination au PS. Nous avons choisi l’autonomie et nos résultats électoraux ont chuté. C’est vrai. Nous avons perdu beaucoup de poids, mais nous avons gardé notre colonne vertébrale intacte et nous sommes désormais capables de contre-attaquer. C’est ce que nous faisons.

Nous faisons face à la majorité absolue du PS avec un groupe parlementaire beaucoup plus réduit qu’auparavant, mais qui entretient des relations directes et cohérentes avec les mouvements populaires qui émergent contre l’arrogance des socialistes et leur incapacité à répondre aux grandes questions auxquelles le Portugal est confronté aujourd’hui.

 

Dick Nichols : Contrairement à la geringonça (1) de 2015-2019 – le gouvernement PS soutenu de l’extérieur par le Bloc de gauche, le PCP et d’autres sur la base d’un ensemble d’engagements spécifiques – l’actuel gouvernement majoritaire PS a gardé une stabilité grâce aux pactes avec le grand capital portugais combinés, au mieux, à des bricolages de dernière minute pour faire face aux multiples crises sociales dont souffre le pays. Il semble désormais en payer le prix fort, avec une moyenne de 29 % dans un récent sondage – soit l’équivalent du Parti social-démocrate (PSD) d’opposition – et bien en dessous de son résultat de 41,4 % lors du sondage de janvier 2022. Un récent sondage montre également que le Bloc de gauche retrouve un soutien à des niveaux de 8 à 10 %. Qu’est-ce qui explique ces changements ?

Jorge Costa : Il existe aujourd’hui de nombreux sondages et différentes attitudes électorales s’y reflètent. Il est également vrai que certains soulignent que le Bloc de gauche se redressera lors des prochaines élections ou qu’il obtiendrait de bien meilleurs résultats si les élections avaient lieu aujourd’hui.

La politique de la majorité absolue PS est marquée non seulement par une grande arrogance (refus de répondre aux partis d’opposition, refus de venir au Parlement pour rendre compte de ses erreurs) mais aussi par la crise du gouvernement, avec de nombreux ministres (13 à ce jour) mis sur la touche à cause de petits et grands scandales, des conflits d’intérêts, de relations de promiscuité entre les affaires privées et la sphère publique.

Mais cette politique est le fruit du manque de perspectives, de l’absence de réponses à la crise sociale et au cycle inflationniste. Les gens subissent la pression de la stagnation des salaires en raison du pacte entre le gouvernement et les patrons et de l’effet combiné de l’inflation et de la hausse des taux d’intérêt ordonnée par la Banque centrale européenne (BCE). Le Portugal connaît une énorme crise du logement, de nombreuses personnes n’étant plus en mesure de payer leur loyer ou de trouver un logement.

Nous sommes également confrontés à d’énormes difficultés dans le fonctionnement normal des services publics, principalement de l’éducation et de la santé : tout au long de l’année 2022, nous avons connu la plus grande vague de grèves jamais enregistrée dans le secteur de l’éducation, et des grèves très importantes dans les services publics de santé, car le gouvernement a continué à refuser les revendications minimales des médecin·es, infirmières et enseignant·es.

Le modèle de développement du Portugal est aussi fondé sur un tourisme de masse non durable. C’est l’une des principales explications pour lesquelles la croissance du produit intérieur brut (PIB) n’entraîne pas une augmentation correspondante du niveau de vie. Au contraire, les gens s’appauvrissent, ils sont perdants, car la part des salaires dans la répartition des richesses du pays diminue. Mais les socialistes sont trop déconnectés du peuple et pensent que ceux qui s’appauvrissent seront heureux de voir une forte croissance du PIB.

Cette croissance du PIB bénéficie aux secteurs économiques et financiers protégés qui profitent du modèle de développement portugais et des règles de l’Union européenne interdisant les investissements publics et les politiques favorables aux travailleurs tout en facilitant les opérations financières spéculatives. C’est pourquoi, selon les statistiques de la BCE et du Fonds monétaire international, la moitié du taux d’inflation s’explique par la coissance des bénéfices.

Le Bloc de gauche et le gouvernement du Parti socialiste du Premier ministre António Costa

Dick Nichols : Dans une interview à Diário de Notícias du 26 mai, l’ancien coordinateur du Bloc de gauche, Francisco Louçã, a déclaré que le gouvernement socialiste avait « renoncé au SNS ». Il a également qualifié le projet de privatisation de la compagnie aérienne publique TAP-Air Portugal d’« insensé du point de vue de la stratégie économique du pays ». Pourquoi le gouvernement PS, contrairement au gouvernement du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), poursuit-il cette approche ? Cela ne porte-t-il pas atteinte à la base de soutien du PS ?

Jorge Costa : Le Portugal et l’Espagne sont sous la même structure de pouvoir, celle des institutions européennes, de la Commission européenne, de la BCE, du Conseil européen et de l’Eurogroupe [des ministres des Finances de la zone euro]. Ainsi, les principales caractéristiques des deux gouvernements — malgré la participation, dans le cas de l’Espagne, de partis de gauche dotés de ministères — ne sont pas si différentes : ils acceptent tous les deux les règles européennes.

Il est vrai que, en tant que petit pays, le Portugal a moins de pouvoir de négociation dans les conclaves européens. Nous avons également des formes de subordination ainsi que des manières d’appliquer les règles européennes et les politiques monétaires de l’euro plus strictes et plus toxiques. C’est l’une des principales causes de notre marasme.

Avec la visite à Lisbonne de la présidente de la BCE, Christine Lagarde, on peut voir l’énorme arrogance de ce pouvoir, qui continue d’augmenter les taux d’intérêt sur les crédits immobiliers. Elle arrive dans un pays comme le Portugal, où une grande partie de la population a des emprunts à taux d’intérêt variables et est confrontée à une énorme augmentation des remboursements, et elle dit : « c’est la vie, il faut s’en accommoder. À la BCE, nous continuerons d’augmenter les taux d’intérêt » – comme si l’inflation était due à la consommation excessive des travailleurs.

Ce n’est pas vrai. C’est un faux récit. Il s’agit d’une guerre de classe contre les travailleurs et les pauvres. Lagarde et les institutions européennes prennent parti dans cette guerre et s’organisent pour qu’elle soit gagnée par les bourgeoisies des pays européens.

 

Dick Nichols : Dans une interview accordée le 14 juin au Jornal de Noticias, la nouvelle coordinatrice du Bloc de gauche, Mariana Mortagua, a qualifié la situation politique portugaise actuelle de « bourbier » et a déclaré : « En 2019, en rejetant la deuxième geringonça, un deuxième accord écrit et la possibilité d’ouvrir de nouvelles politiques vers la gauche, le PS a dit au pays qu’il ne devait pas y avoir de politique de gauche… Le choix était désormais entre le mauvais – le PS gouvernant avec sa majorité absolue – et le pire – un gouvernement de droite. » Quel est le degré de stabilité du gouvernement PS ? Plus de deux ans avant les prochaines élections, le Bloc de gauche – en combinaison avec les autres forces à gauche du PS – peut-il imposer un changement de la ligne d’António Costa ? Ou est-il simplement trop tard pour une geringonça 2.0 ?

Jorge Costa : Les socialistes disposent de la majorité absolue : ils n’ont plus besoin de voix supplémentaires pour changer de politique. Nous comprenons que pour obtenir des changements, nous devons descendre dans la rue. C’est pourquoi le Bloc de gauche est fortement engagé dans l’organisation des mouvements sociaux et des travailleurs et est un point de référence politique solide pour elles et eux.

Comme je l’ai dit, nous avons assisté ces dernières années à des mouvements de protestation très importants. Par exemple, les plus grandes manifestations jamais organisées d’enseignants dans les écoles publiques, les grèves répétées des médecin·es et des infirmières et les grèves des transports publics qui durent depuis longtemps.

Il y a un refus continu et généralisé de la part du gouvernement de répondre aux travailleurs en général et en particulier aux travailleuses et travailleurs des services publics, qui sont de plus en plus âgé·es et usé·es, avec des difficultés à trouver du personnel de remplacement car les conditions de travail sont si mauvaises que les jeunes refusent de faire carrière dans ces domaines.

On voit également la politisation des mouvements LGBTQI+ et féministes et leur résistance aux pressions conservatrices qui accompagnent la montée de l’extrême droite. Ces mouvements et leur politisation ont joué un rôle très important dans la dernière période, avec d’énormes manifestations de jeunes. Ils constituent un élément crucial du paysage de la résistance sociale.

Le rôle du Bloc de gauche est donc aujourd’hui d’être une référence de gauche, de proposer une politique de gauche à ces mouvements et aux secteurs de masse qu’ils représentent. C’est ce que nous faisons pour affronter le gouvernement et le forcer à un changement politique.

 

Dick Nichols : Qu’y avait-il de vrai, le cas échéant, dans le diagnostic de la motion minoritaire concernant les problèmes du Bloc de gauche (ce que la motion qualifiait de « perte de cohérence et dilution en tant que projet politique ») comme étant dus à « une priorité donnée presque exclusivement au Parlement en tant que centre de l’initiative politique, la mise à l’écart des luttes populaires, voire la mise à distance des luttes ouvrières soumises à de fortes attaques du gouvernement » ?

Jorge Costa : Tous ceux qui ont assisté et suivi les activités de notre Convention nationale peuvent témoigner de l’énorme participation des militants du Bloc de gauche, des grandes responsabilités qu’ils assument dans la dynamisation des mouvements sociaux au Portugal.

Nous sommes un parti pluriel, nous sommes ouverts à la libre expression de toutes les opinions. Nos congrès sont ouverts aux médias, notre opposition bénéficie de la garantie statutaire de la liberté d’expression et de la liberté d’organisation au sein du parti.

Mais il faut constater que le type de critiques contenu dans la Motion E a moins d’expression aujourd’hui que lors du dernier congrès. Il s’agit donc d’un point de vue particulier, respectable et légitime, mais représentant une petite minorité au sein du Bloc de gauche.

 

Dick Nichols : Depuis 1999, l’électorat du Bloc de gauche est l’un des plus volatiles. Le Bloc de gauche peut-il faire quelque chose pour modérer les montagnes russes dans son soutien ? Peut-on faire comprendre aux électeurs de gauche qu’ils n’ont pas besoin de voter PS pour arrêter la droite, que ce qui compte c’est que le vote global de gauche dépasse celui de droite ?

Jorge Costa : Nous ne sommes pas angoissés par ces montagnes russes  Les élections sont un miroir déformé de la situation sociale du pays et des rapports de forces dans la lutte des classes. Ainsi, quiconque espère une croissance électorale régulière comme stratégie de changement social sera déçu. Et je pense que c’est vrai partout. Il suffit de regarder la France et les évolutions politiques récentes, les évolutions positives dans la rue, mais aussi dans les urnes avec la montée de La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Ainsi, pour survivre à long terme, la gauche doit également être prête à un changement politique rapide pour intervenir et prendre des initiatives dans des contextes politiques instables.

Nous devons être cohérents et indépendants du camp social-libéral, comme les partis travaillistes ou socialistes que nous avons ici au Portugal  des partis qui ont abandonné une perspective économique de gauche. Les travailleurs n’ont pas besoin que la gauche se contente de leur expliquer qu’ils doivent s’appauvrir. Lors d’élections, il y a de bons et de mauvais moments, des hauts et des bas, et souvent les résultats des élections, bons ou mauvais, ne révèlent pas la qualité des choix stratégiques.

L’important est de rester du côté des exploité·es et de toujours agir en conséquence, dans les luttes sur le terrain et au Parlement.

 

Dick Nichols : Les prochaines élections au Portugal concerneront l’assemblée régionale de Madère. Quelles possibilités le Bloc de gauche a-t-il de reconquérir une présence dans cette assemblée ?

Jorge Costa : Nous avons perdu notre représentation en 2017 à seulement quelques voix près. Madère est un archipel de deux îles comportant 150 000 électeurs au total. C’est une région avec un gouvernement autonome. Les sondages indiquent désormais que nous avons de grandes chances de réintégrer le Parlement et c’est pour cela que nous nous battons actuellement à Madère.

 

L’émergence de l’extrême droite : Chega

Dick Nichols : Chega (Assez) est un nouveau venu dans la vague réactionnaire de l’extrême droite en Europe et est apparu au moment où certains d’entre nous disaient que, contrairement à l’Espagne, il n’y a pas d’extrême droite au Portugal à cause de la révolution des œillets du 25 avril 1974 ! Quelles caractéristiques Chega partage avec les autres forces d’extrême droite en Europe ? Qu’y a-t-il de spécifiquement portugais là-dedans ? Pourquoi cette organisation est apparue si tardivement ? Bénéficie-t-elle du même degré de soutien au sein de l’appareil d’État, du système judiciaire, des forces armées et de la police que celui dont, par exemple, Vox jouit dans l’État espagnol ?

Jorge Costa : Pendant de nombreuses années, il existait un parti, le Parti du centre social et démocratique (CDS-PP), qui était une sorte de rassemblement des restes de la dictature, du personnel politique de ses dernières années, ayant des liens étroits avec l’Église et des secteurs de la bourgeoisie, des secteurs de la confédération patronale, etc. À son apogée électoral, le CDS-PP a obtenu le même score que Chega aujourd’hui, soit environ 12 % des voix. Le CDS-PP a disparu du paysage politique et ses cadres sont désormais orphelins. Ils ne sont pas à Chega – ils ne sont pas devenus des politiciens d’extrême droite. Mais l’extrême droite a absorbé le vote populaire de ce parti, donc on peut voir cela comme une sorte d’aggiornamento [mise à jour] de la base de la droite, de sa base électorale.

Le personnel politique de ces nouveaux partis politiques d’extrême droite – non seulement Chega mais aussi Iniciativa Liberal (IL, Initiative libérale) – est issu des cadres intermédiaires des partis de droite traditionnels. Ainsi, plutôt que des groupes nazis et fascistes obtenant une représentation parlementaire et se développant, nous avons des secteurs des formations de droite existantes qui se fragmentent et se réorganisent, adoptant des éléments de la droite radicalisée – de Trump et d’Orban, mais aussi de la droite ultralibérale à travers l’Europe.

Dans le cas de Chega, il faut aussi noter sa fragilité organique. Par exemple, un tiers des membres élus des conseils locaux ont démissionné du parti l’année dernière. Non pas en raison de divergences politiques spécifiques, mais en raison d’affrontements personnels et d’ambitions. En outre, la Cour constitutionnelle a jugé que les derniers congrès du parti étaient irréguliers.

Il s’agit donc d’une organisation encore très faible, qui continue de recruter ses représentants et ses candidats auprès de personnes ayant des liens très lâches avec le parti lui-même, ce qui reflète son manque d’implantation sociale réelle. Chega est très visible au Parlement. Il a un dirigeant très charismatique, André Ventura (issu du PSD), mais c’est une organisation très lâche avec très peu de capacité de mobilisation de rue.

Le seul secteur où l’extrême droite a une réelle influence c’est la police. Dans aucun autre secteur, dans aucune autre expression de protestation, Chega n’a quelque chose de comparable, pas même dans les secteurs massivement mobilisés, comme les enseignants et les infirmières. Nulle part ailleurs l’extrême droite n’a une capacité de mobilisation.

Néanmoins, l’extrême droite reste liée aux thèmes traditionnels de la droite portugaise : le racisme anti-Rroms, la nostalgie coloniale et le salazarisme, la banalisation de la dictature fasciste et la guerre coloniale considérée comme une épopée héroïque. Tout cela s’accompagne d’une nostalgie machiste et d’un rejet très fort du féminisme. Telles sont les principales caractéristiques du discours d’extrême droite portugais représenté par Chega.

Ensuite il y a l’IL, un autre parti radicalisé de droite, mais qui est très différent. L’IL est un parti ultralibéral, inspiré de Hayek (2), l’un des nombreux partis européens de ce type. Un parti libéral extrémiste, antimarxiste mais pas ultra-conservateur, dont l’agenda est axé sur des questions économiques telle la baisse des taux d’imposition.

L’IL dispose d’une base aux revenus élevés et est concentrée dans les milieux riches de centre-ville. Son électeur type est plus jeune et plus instruit. Il n’exprime pas ouvertement un discours xénophobe et raciste et refuse de l’intégrer dans son programme.

 

Dick Nichols : À l’instar du gouvernement PSOE en ce qui concerne Vox, António Costa voit des avantages politiques à présenter le PS comme le meilleur rempart anti-Chega et à souligner la complicité du PSD avec l’extrême droite. La tactique consiste à construire le vote PS en divisant les électeurs de droite et en effrayant les électeurs de gauche pour qu’ils cherchent refuge auprès de lui. Comment le Bloc de gauche contrecarre-t-il cette stratégie qui prétend que le PS est la seule véritable force antifasciste ?

Jorge Costa : La principale façon dont le Bloc de gauche traite ce problème est d’expliquer que Chega est une « fédération des mécontents » – un mécontentement à l’égard de la politique néolibérale et de ses résultats en matière de salaires, de santé, d’éducation, etc. Et ce, malgré l’absence de réponses politiques à ces besoins, voire même d’une version plus radicale des politiques néolibérales.

C’est le résultat direct des mauvaises politiques du gouvernement socialiste, qui refuse les politiques de gauche. Ainsi, nous répondons à l’extrême droite dans la plus grande unité des mouvements qui résistent au fascisme, au racisme, à la misogynie, à l’homophobie ou à la transphobie, mais aussi en soulignant notre opposition au néolibéralisme du PS et en répondant sur le terrain d’une politique économique et sociale alternative.

Cette orientation coïncide avec la façon dont la contestation s’est développée au cours de la première année et demie de la majorité absolue du PS. Toutes les manifestations qui ont vu le jour ont porté des revendications de gauche : enseignant·es, travailleur·es de la santé, travailleur·es du système judiciaire  revendications des féministes, revendications du mouvement LGBTQI+, revendications des jeunes qui luttent pour le logement.

Elles sont toutes liées à la gauche et à nos revendications de gauche. Elles n’ont aucun lien avec l’extrême droite et celle-ci n’est pas présente dans ces manifestations. C’est très important, car l’opposition de la rue au gouvernement d’António Costa n’est pas du tout une opposition d’extrême droite. Elle est principalement menée par des mouvements sociaux et des syndicats, qui sont directement liés aux partis de gauche et à l’opposition de gauche, que ce soit le PCP ou le Bloc de gauche.

Regardez la France, qui est un pays où vous avez un centre de pouvoir très proche du PS portugais, celui d’Emmanuel Macron. Et là, vous avez d’un côté une extrême droite forte et de l’autre une gauche forte, menée par La France insoumise. Il est vrai que l’extrême droite monte en Italie, en Grèce et en Espagne, et qu’elle est également très forte en France, mais les performances de la gauche française montrent – ses résultats électoraux le montrent – qu’il y a de la place pour un autre type d’opposition de gauche, à condition qu’elle soit cohérente et indépendante.

C’est ainsi que nous pouvons créer un pôle d’attraction de gauche capable de gagner les secteurs sociaux de la classe ouvrière qui sont sous le choc de la politique néolibérale du PS et qui pourraient être plus vulnérables à la démagogie d’extrême droite.

 

Dick Nichols : Dans l’État espagnol, alors que les suffrages en faveur de Vox proviennent principalement des banlieues riches et très riches, une autre partie se concentre dans les régions les plus pauvres de la côte méditerranéenne, qui comptent de nombreux travailleurs nord-africains et subsahariens. Là, le racisme et l’islamophobie de Vox trouvent un soutien dans les quartiers hispanophones les plus abandonnés. La situation portugaise est-elle similaire ? Si oui, que propose le Bloc de gauche pour contrer l’influence de Chega ?

Jorge Costa : Les caractéristiques de l’immigration au Portugal sont très différentes de celles de l’Espagne. Ici, Chega est étroitement lié aux intérêts, aux patrons, de notre monoculture agricole intensive, très dépendante de la main-d’œuvre immigrée. Ainsi, Chega a davantage orienté son message vers des thèmes tels que le racisme anti-Rroms, la corruption en politique, l’ultra-conservatisme envers les préoccupations LGBTQI+ et féministes, et l’opposition à l’euthanasie et à l’avortement. Ce sont là les principales questions, les lignes sur lesquelles l’extrême droite tente de construire son identité, plus qu’avec une simple position raciste et anti-immigrés car cela se heurterait, à un moment donné, aux intérêts de certains de ses propres soutiens : les patrons de l’agriculture intensive du Sud.

De plus, les électeurs de Chega sont différents de leurs homologues de Vox. L’électeur typique de Chega est un homme, d’âge moyen à âgé, issu des classes populaires. Comme je l’ai dit, l’électeur urbain de droite plus instruit qui pourrait voter Vox en Espagne a tendance à voter IL au Portugal.

 

Renforcer la justice sociale, la résistance sociale et les politiques alternatives

Dick Nichols : La politique adoptée par la Convention du Bloc de gauche, exprime l’aspiration à « Une bonne vie pour tous » et la résume ainsi : « Un logement confortable, un emploi assorti de droits, des services publics de qualité, du temps pour profiter de la vie sur une planète habitable, l’accès à la culture, le bien-être individuel et collectif. Bien vivre nécessite les conditions matérielles d’une existence digne, mais c’est plus que cela : c’est l’autodétermination de ce que nous voulons être, c’est la liberté et le respect de nos choix. C’est le soin et l’interdépendance. C’est la sécurité de l’avenir, d’un salaire et des retraites. C’est la paix d’un endroit dans le monde qui ne dépend pas de la concurrence contre les autres ni de la tyrannie du marché. C’est le partage des biens communs et la démocratie qui décide  l’essence du socialisme » (motion A). Pourquoi cette reformulation était-elle nécessaire ?

Jorge Costa : Il ne s’agit pas d’une innovation théorique. Nous essayons de donner une définition simple à une idée très simple. L’accès aux biens et services essentiels est refusé à des secteurs de plus en plus importants de la société, à mesure que les inégalités se creusent et que les politiques néolibérales font des ravages. Ainsi, lorsque nous parlons de lutte pour une vie meilleure, nous parlons d’un ensemble de revendications que tout le monde trouve justes et considère comme comprenant des droits essentiels – logement, salaire équitable, éducation, soins de santé, culture – mais qui ne sont réalisables, dans le contexte actuel, qu’à travers des politiques socialistes du type de celles proposées par le Bloc de gauche. Donc, je suppose que partout la gauche devrait faire son travail et essayer de trouver des moyens et des mots efficaces pour exprimer son point de vue écosocialiste. Lorsque nous parlons de la bonne vie, nous nous inspirons également de cette idée venant des peuples indigènes d’Amérique du Sud.

Nous essayons d’exprimer l’idée très simple de ce qu’est un droit humain essentiel, de ce qui est juste, de ce que tout le monde devrait avoir, de ce qui doit être garanti et ne pas être mis en danger comme c’est le cas aujourd’hui. Si ce n’était pas en danger, nous aurions une belle vie. Je suppose que cela résume notre façon de présenter notre proposition politique.

 

Dick Nichols : Les deux motions à la convention soulignent les grandes manifestations des travailleurs migrants et contre le racisme. Comment le Bloc de gauche compte-t-il renforcer son soutien et son implantation parmi les travailleurs migrants, qui, comme dans les pays méditerranéens, sont largement concentrés dans des emplois précaires et peu rémunérés – dans les secteurs du nettoyage, de l’hôtellerie, des soins aux personnes âgées et du tourisme ?

Jorge Costa : Les militant∙es du Bloc de gauche sont présents sur les deux fronts les plus importants où la gauche se lie aux immigrés. Le premier concerne l’agriculture intensive du Sud, où est concentrée une main-d’œuvre immigrée. Nous essayons de nous connecter à ces travailleurs à travers leurs réseaux d’associations, afin de lutter pour celles et ceux qui travaillent « illégalement » (sans papiers) et survivent dans des logements terriblement inadéquats – une existence très cruelle pour les travailleurs de l’agriculture intensive. Nous sommes au centre des efforts pour dénoncer ces conditions qui échappent trop souvent à l’attention même des municipalités gérées par le PCP où cette agriculture est pratiquée. Ainsi, à gauche, nous sommes la principale force qui s’occupe des bas salaires, des mauvaises conditions de travail et des logements misérables de cette main-d’œuvre.

Le deuxième front concerne les plateformes numériques des entreprises de livraison qui emploient une grande masse de travailleurs immigrés – Brésiliens, Asiatiques, Africains – qui, une fois embauchés par ces plateformes numériques, finissent par être surexploités et sous-payés. Ici aussi, nous avons une intervention en développement, une expérience très difficile et nouvelle pour nous. Nous essayons de développer cette expérience en engageant ces communautés dans des réseaux de solidarité et d’entraide.

Cette expérience est très importante. Pas plus tard qu’à la mi-juin, nous avons pu adopter une nouvelle loi au Parlement contre la précarisation dans ces secteurs « uberifiés », initiant ainsi un processus d’inspection publique des conditions de travail et des contrats de travail des travailleurs de ces plateformes. Avec les travailleurs organisés de ce secteur, nous suivons de très près le processus afin de changer les conditions brutales qui y règnent.

Enfin, nous avons une très importante communauté portugaise victime de racisme et composée principalement de petits-enfants et arrière-petits-enfants d’immigrés issus des anciennes colonies portugaises. Nous essayons de nous lier à ces personnes et de les rallier au mouvement antiraciste et à la lutte pour donner de la visibilité à l’oppression de cette communauté racisée. Nous le faisons en participant au mouvement antiraciste, au mouvement des Noirs et à notre pratique au sein du parti.

Cette approche consiste notamment à mettre en avant la présence des Noirs et des personnes racisées dans la direction du Bloc de gauche et sur nos listes électorales. Par exemple, la première femme noire à occuper un poste de direction au conseil municipal de Lisbonne est notre représentante Beatriz Gomes Diaz.

Il reste cependant un long chemin à parcourir dans ce pays qui a une histoire impériale et coloniale en Afrique, en Asie et en Amérique latine, et un long passif d’esclavage et d’exploitation. Nous rassemblons les revendications et le matériel historique qui donnent de la force aux personnes noires et racisées du Portugal dans la lutte pour la mémoire historique, la dignité et la reconnaissance de la violence de l’oppression exercée dans les pays qui étaient des colonies portugaises. Cette partie de notre population continue de payer le prix des politiques que la classe dirigeante et le pouvoir en place lui ont imposées pendant des siècles.

 

Dick Nichols : La crise du logement, répandue dans la plupart des pays capitalistes avancés, est particulièrement aiguë au Portugal, où les prix moyens de l’immobilier ont doublé en moins d’une décennie et où, comme en Espagne, la situation désastreuse est exacerbée par la dépendance économique vis-à-vis du tourisme. Quelles sont les propositions du Bloc de gauche pour résoudre la crise du logement ?

Jorge Costa : Aujourd’hui, le Portugal est l’un des pays les plus durement touchés par la dynamique spéculative et la financiarisation du marché immobilier.

Notre énorme crise du logement est le résultat de la gentrification, de l’expulsion des habitants des centres-villes vers des périphéries de plus en plus éloignées, ainsi que de l’augmentation de la demande de logements par des non-résidents – principalement à Porto, à Lisbonne, dans la région de l’Algarve et à Madère. C’est l’un des facteurs à l’origine de l’appauvrissement rapide de la population, ainsi que de la hausse des taux d’intérêt des emprunts bancaires.

Les propositions du Bloc de gauche sont :

• Premièrement, d’énormes investissements pour augmenter le parc de logements sociaux, à des loyers accessibles.

• Deuxièmement, l’interdiction de vendre des logements à des non-résidents, car ces logements sont presque entièrement dédiés à la spéculation et aux modes de vie luxueux.

• Troisièmement, la fin du « visa d’or », un mécanisme visant à promouvoir la vente de bonnes maisons à de riches étrangers, principalement des oligarques de Chine, du Brésil, de Russie et d’Ukraine.

• Quatrièmement, un plafond de loyer pour empêcher les propriétaires de logements privés d’imposer des loyers exorbitants.

En ce qui concerne les banques, nous exigeons une limitation de la part des revenus qu’une famille doit consacrer au paiement de son emprunt. Avec l’augmentation du taux Euribor (3), la part du revenu des ménages consacrée au paiement de l’emprunt augmente très rapidement et devient très élevée pour un grand nombre de familles.

La différence entre les mensualités d’aujourd’hui et celles du début des hausses du taux Euribor devrait être financée par les bénéfices records des banques – les plus élevés depuis au moins 15 ans.

Dick Nichols : Le Bloc de gauche est profondément impliqué dans la campagne pour un financement adéquat du Service national de santé (SNS), dont la manifestation nationale du 3 juin a fait partie des débats de sa convention. Comment évolue cette campagne ?

Jorge Costa : Le mouvement de défense du SNS est stratégique. La privatisation des services de santé est en cours depuis plusieurs années et se traduit par un désinvestissement dans le service public de santé. En conséquence, les gens ont de plus en plus de mal à obtenir un rendez-vous à temps avec leur médecin du SNS et, à mesure que les listes d’attente s’allongent, ils ont également beaucoup de mal à se faire opérer, même dans les cas urgents.

La porte s’ouvre ainsi aux investissements des entreprises privées dans les soins de santé et l’assurance maladie, à mesure que de nombreuses personnes se tournent vers les soins de santé du secteur privé. Or, cela se trouve être subventionné par le budget national via des contrats passés directement par le SNS avec des prestataires privés !

Il s’agit d’une manière épouvantable de gérer les fonds publics : ils devraient être consacrés à l’extension de la capacité des prestations de santé publique afin de les rendre universelles, accessibles et rapides pour celles et ceux qui en ont besoin. Cette revendication était au centre d’un nouveau mouvement lancé début juin et qui rassemble non seulement les infirmières, les médecins et le personnel des hôpitaux et des centres de santé, mais aussi les citoyens qui utilisent ces services et veulent les défendre.

Il est essentiel que la société portugaise se mobilise pour le SNS en apportant le soutien citoyen aux revendications des syndicats des professionnels de la santé. Leurs revendications sont simples : de meilleures carrières et de meilleurs salaires afin de pouvoir recruter et retenir les professionnels dont le service a besoin. Il existe aujourd’hui un énorme problème de personnel professionnel insuffisant, de plus en plus âgé et surmené dans tous les services de santé.

Ces problèmes doivent être résolus, mais les professionnel·es ne peuvent pas les résoudre seul·es : elles et ils doivent bénéficier de la solidarité active de la communauté. C’est le défi auquel nous sommes confrontés dans le mouvement « Davantage de SNS » : porter la lutte pour un système de santé public national correctement financé au-delà du secteur de la santé et dans la société dans son ensemble.

 

Dick Nichols : Le programme du Bloc de gauche implique un type de budget national très différent, avec un financement accru des services publics et des infrastructures pour la transition écologique financé par des contributions plus importantes de ceux qui ont les moyens de payer. Le Bloc de gauche a-t-il développé un processus budgétaire alternatif qui permettrait de visualiser ses priorités ?

Jorge Costa : La visualisation des priorités du budget national a été l’une des principales caractéristiques de la période d’accord entre le PS et les partis de gauche. Le processus de négociation qui s’est déroulé à cette époque a associé les mouvements sociaux, les représentations des luttes sociales et les syndicats à des négociations concrètes sur chaque nouveau budget.

Ce processus a été très visible dans les médias quotidiens pendant des semaines et des mois, chaque année de ce mandat de quatre ans. Le budget a été discuté dans son intégralité, depuis ses principales priorités jusqu’aux détails spécifiques. Ces négociations étaient très importantes car elles donnaient au débat sur les options budgétaires une visibilité très publique, le Parlement lui-même devenant une sorte d’arène de négociation entre la gauche et le gouvernement socialiste.

La droite a été marginalisée dans ce processus, réduite à se plaindre de la pression de la gauche et des résultats de ce marchandage, même si la plus grande partie de ce marchandage était une bonne nouvelle pour les gens ordinaires. Cela a également rendu très difficile pour la droite d’affirmer son propre programme alternatif sur les questions sociales et économiques, puisque les négociations ont apporté des gains aux travailleurs.

C’est donc la principale expérience que nous avons vécue, une expérience parlementaire, mais très publique, qui nous a permis de bien montrer ce qu’est un processus budgétaire.

Bien sûr, si nous avions fait partie du gouvernement, ces négociations auraient été beaucoup plus discrètes, menées beaucoup plus en intérieur et moins scrutées. Alors que dans d’autres pays, les partis de gauche participent à des alliances gouvernementales avec les socialistes, nous ne le faisons pas. Nous soutenions le gouvernement PS de l’extérieur, au Parlement, mais nous étions en conflit permanent avec les socialistes au Parlement et avec le gouvernement. Il s’agissait d’un processus de négociation permanent et, je pense, très formateur pour nous toutes et tous qui y avons participé.

Bien entendu, après 2019, le processus n’a pas été assez solide pour faire face aux pressions et au chantage de la droite et, comme je l’ai déjà mentionné, il n’a pas été facile de voter contre le gouvernement. Mais il faut prendre en considération que pendant la période de l’accord (entre 2015 et 2019), le Bloc de gauche a su faire bon usage de ce processus de négociation et a réitéré son très bon résultat électoral à la fin de l’accord.

 

Dick Nichols : Selon vous, dans quelle mesure le Bloc de gauche doit-il encore développer des politiques et concrétiser des plans pour la transition écosocialiste ?

Jorge Costa : En ce qui concerne la transition écosocialiste, je pense qu’il y a un équilibre que nous devons trouver – et c’est ce que le Bloc de gauche essaie d’atteindre – entre l’élaboration d’un programme politique très détaillé et précis pour la transition et l’utilisation complète des opportunités que l’équilibre des forces sociales nous permet pour imposer de véritables changements concrets.

Nous pensons que la transition écosocialiste sera le produit des luttes sociales contre l’injustice climatique. Bien entendu, la gauche doit avoir sa propre proposition, et nous avons la nôtre. Nous l’avons présentée dans le cadre de notre programme national.

La planification écosocialiste est une planification économique déterminée par des critères de justice sociale et climatique. Cela signifie que nous devons réaliser les transitions dans la production et la distribution et faire les choix techniques nécessaires pour produire ces changements, mais le faire d’une manière qui apporte un progrès économique interconnectant deux dimensions : la transition écosocialiste est la création d’une économie juste et durable. Ce processus doit impliquer un débat au sein du mouvement climatique et des syndicats permettant de faire progresser la conscience générale de la classe ouvrière sur les questions climatiques.

En même temps, bien sûr, nous avons organisé des réunions dans tout le pays avec les personnes qui effectuent le travail technique sur les choix d’élimination des émissions de carbone.

 

Rapports avec le Parti communiste portugais (PCP)

Dick Nichols : Dans son interview au Diario de Noticias, Louçã a déclaré que « la relation entre le PCP et le Bloc de gauche connaît une forte convergence en ce qui concerne les politiques et les mesures nationales concrètes. Elle diverge beaucoup, et de plus en plus, en ce qui concerne l’invasion de l’Ukraine par la Russie ». Pour sa part, la récente résolution du congrès du PCP a dénigré le Bloc de gauche pour « sa soumission à l’environnement idéologique dominant [et] son alignement sur les objectifs de l’impérialisme ».

Comment la perspective du Bloc de gauche d’une « convergence de tous les secteurs politiques de gauche qui expriment leur rejet des politiques d’inégalité du gouvernement » et d’un « large camp populaire de gauche qui modifie l’équilibre des pouvoirs en faveur de ceux qui travaillent » est-elle possible sans une solution à la rivalité entre le Bloc de gauche et le PCP – soit par un accord stratégique (actuellement inimaginable), soit par la marginalisation du PCP (pas en perspective, du moins à court terme) ?

Jorge Costa : Les relations entre le Bloc de gauche et le Parti communiste ne vont se développer ni par un accord stratégique ni par une marginalisation.

Notre relation avec le PCP consiste à affirmer très clairement les grandes différences que nous avons sur les questions internationales et sur les questions de progrès social, des questions telles que les droits LGBTQI+, les droits des transgenres, la politique en matière de drogues et l’euthanasie. Nous voulons rendre aussi visibles que possible les grandes différences que nous avons autour de ces questions critiques. Mais nous recherchons simultanément un terrain d’entente pour la lutte sociale avec les camarades du Parti communiste et d’autres secteurs de la gauche qui devraient s’unir contre la majorité absolue du Parti socialiste et sa politique néolibérale.

C’est ce que nous faisons actuellement. Nous le faisons dans le mouvement pour le logement, où toute la gauche se rassemble autour d’appels communs et dans les grandes manifestations. Nous essayons également de le faire dans le mouvement autour de la santé, mais c’est plus difficile parce que le Parti communiste y a une approche plus sectaire, puisqu’il contrôle une partie du mouvement syndical du secteur et essaie de faire en sorte que les mobilisations se fassent exclusivement via des structures contrôlées par ses membres.

Quelles que soient les circonstances, notre orientation est toujours de rechercher les formes de mobilisation sociale les plus solidaires possibles contre les politiques néolibérales du gouvernement.

 

Dick Nichols : Un récent sondage montre que le Bloc de gauche retrouve son niveau historique de 9 à 10 %, tandis que le PCP n’a pas encore récupéré du niveau de 4 à 5 %. Qu’est-ce qui explique cet apparent écart ? La position du PCP sur l’invasion russe de l’Ukraine en est-elle en partie responsable ?

Jorge Costa : L’Ukraine a été un moment dramatique et a produit une mauvaise année pour le PCP, car il s’est très ouvertement identifié à la position et au récit de la Russie justifiant l’invasion. Cela a suscité des réactions très négatives, y compris d’une partie de ses propres membres et de sa base électorale.

Le PCP a également payé un certain prix, peut-être dans des cercles plus militants, pour son hostilité envers le Bloc de gauche et pour ses méthodes autoritaires dans le mouvement syndical. Tous les courants minoritaires de la Confédération générale des travailleurs portugais (CGTP, contrôlée par le PCP) protestent publiquement contre l’interdiction de présenter et de discuter leurs propres propositions au niveau de la direction de la CGTP. C’est inconcevable dans un mouvement syndical sain. Mais c’est ce qui se passe en ce moment même à la direction de la CGTP et cela est de notoriété publique.

L’hostilité du PCP envers le Bloc de gauche, parti avec lequel les communistes partagent de nombreuses propositions et vues sur les questions économiques et sociales, ainsi que sa pratique autoritaire dans le mouvement syndical, est à l’origine d’un certain scepticisme à l’égard du parti qui se développe dans certaines parties de la gauche et qui est également à l’origine de son incapacité à étendre son influence au cours des dernières années.

 

Invasion de l’Ukraine

Dick Nichols : La motion majoritaire déclare : « L’existence de l’hégémonie mondiale des États-Unis ne change rien à la nature impérialiste de l’agression russe contre l’Ukraine, que le Bloc a condamnée avec la même clarté qu’il a condamné le régime de Poutine au fil des ans. La gauche ne peut rien attendre d’autre d’une dictature oligarchique et d’un aventurisme militariste ». Le Bloc appelle à « une conférence de paix en Ukraine sous l’égide de l’ONU et de l’Union européenne (UE) » et à la fin de la course aux armements. La motion ne dit rien de la fourniture d’armes par le Portugal à l’Ukraine et n’appelle pas à un cessez-le-feu immédiat.

Par contre, la motion minoritaire, tout en condamnant « avec véhémence » l’agression russe, exige un cessez-le-feu immédiat et fait référence aux résolutions du Parlement européen sur l’Ukraine pour lesquelles les députés du Bloc de gauche ont voté : « Le Bloc de gauche ne peut rester lié à aucune décision qui blanchit cette subordination [de l’UE à la politique américaine] ».

Quelle est la politique du Bloc de gauche concernant le cessez-le-feu dans la guerre et la fourniture d’armes par le Portugal à l’Ukraine ?

Jorge Costa : Dès le début de l’invasion de l’Ukraine, la principale question du Bloc de gauche était le droit à l’autodétermination du peuple ukrainien. C’était le principal problème sur la table. Au lendemain de l’invasion, le 25 février, le Bloc de gauche a publié une déclaration appelant le gouvernement portugais à exiger de l’UE qu’elle définisse en termes concrets ses conditions pour un cessez-le-feu dans la région du Donbass et pour des négociations visant à établir une coexistence pacifique pour tous les peuples de la région.

Dans le même temps, le Bloc de gauche a déclaré que l’exigence d’un cessez-le-feu devait être liée à l’exigence du retrait des troupes russes du territoire envahi en février 2022 et qu’elle devait également être liée à une proposition concrète de négociations visant à parvenir à un accord de paix. Il n’est pas possible de dissocier ces trois éléments : le retrait des troupes, le cessez-le-feu et l’ouverture de négociations  ils doivent être simultanés.

En ce qui concerne l’accès de l’Ukraine aux armes défensives, ce qui est en jeu est la souveraineté de l’État ukrainien et le respect de l’intégrité de son territoire. La défense militaire ukrainienne est légitime pour expulser l’envahisseur. Ainsi, les armes fournies à l’Ukraine par les pays impérialistes occidentaux sont principalement des armes défensives nécessaires à l’effort de résistance nationale de l’Ukraine.

La protection fournie par l’OTAN au gouvernement de Kiev ne change pas la nature de la résistance nationale ukrainienne. Il n’a jamais été vrai que la lutte nationale pour la libération contre un envahisseur ou une puissance coloniale change de nature en fonction du type de forces impérialistes qui pourraient, à un moment ou à un autre, soutenir ces luttes nationales.

Nous pensons donc que cette théorie s’applique au cas ukrainien  que nous avons affaire à une lutte de libération nationale et que nous devons non seulement soutenir activement un cessez-le-feu basé sur le retrait des forces russes et trouver la voie à un accord pacifique avec la Russie, mais aussi que nous ne devons pas nous opposer à la fourniture de moyens défensifs – j’insiste sur les armes défensives – destinées à l’Ukraine.

 

Union européenne : une machine de guerre contre les droits sociaux

Dick Nichols : La motion majoritaire note la perspective d’un retour à l’austérité de la part de la Commission européenne et déclare : « La coopération entre les États européens est un élément important d’une stratégie visant à contenir la droite radicalisée, à condition d’un tournant démocratique qui intègre la souveraineté des peuples, le développement des droits sociaux et la planification écologique ».

Cette perspective, certainement souhaitable, est à des années-lumière de l’UE actuelle, avec sa politique frontalière contre les réfugiés, l’augmentation des dépenses d’armement, le soutien à la monarchie marocaine dans sa guerre pour la liberté du Sahara occidental et le déni effectif du droit à l’autodétermination.

Comment inverser la tendance politique en Europe pour rendre possible un tel tournant démocratique ?

Jorge Costa : Eh bien, l’UE est une machine de guerre contre les droits sociaux. Si vous lisez les traités qui en sont la base et qui précisent la manière dont les institutions européennes (la BCE, la Commission européenne et le Conseil européen) doivent se connecter et agir, vous verrez qu’ils ont été conçus et construits pour échapper au contrôle démocratique, échapper à l’inspection des représentants directement élus du peuple et imposer de manière permanente – et avec peu de capacité nationale d’en décider autrement – des réformes néolibérales et des revers pour les travailleurs et les classes populaires. C’est la nature de l’UE.

Lorsque le Bloc de gauche parle de coopération entre les États européens, nous ne parlons pas de l’UE réellement existante. Elle est irréformable et ne peut être remplacée que par de nouvelles formes de coopération entre États souverains.

Le Bloc de gauche a mené un long débat sur ces questions et a également mis à jour son analyse de l’UE, non seulement avant mais aussi après l’intervention de la Troïka au Portugal il y a dix ans et après l’intervention de la Troïka en Grèce et la capitulation du gouvernement Syriza de l’époque. Nous n’avons donc aucune illusion sur le rôle que l’UE peut jouer. Nous savons que le respect de la souveraineté, le développement des droits sociaux et des politiques écologiques capables de faire face au changement climatique ne pourront se réaliser que dans un tout autre cadre.

 

Renforcer l’implantation, les interventions et le fonctionnement du Bloc de gauche

Dick Nichols : La motion majoritaire constate le renforcement et la meilleure organisation de la présence syndicale du Bloc de gauche (dans les télécommunications, la santé, l’éducation et le secteur des soins). Pouvez-vous nous donner des détails sur ces avancées ? Comment essayez-vous de renforcer la participation du Bloc de gauche dans un mouvement syndical portugais qui semble se rétrécir, perdre de sa vitalité et ne pas couvrir les domaines où se concentrent les jeunes travailleurs, et dont le principal contingent organisé, la CGTP, est de plus en plus bureaucratisé ?

Jorge Costa : L’implantation sociale du Bloc de gauche n’a cessé de croître au fil des années, et aujourd’hui, malgré les grandes difficultés nées de l’hégémonie et de l’autoritarisme que le Parti communiste exerce encore dans le fonctionnement de certains syndicats et de la CGTP, nous avons la possibilité de gagner en influence dans certains secteurs, professions et syndicats.

Les secteurs mentionnés – les télécommunications, la santé, l’éducation, le secteur des soins – font partie des secteurs de la classe ouvrière les plus engagés dans la lutte ces dernières années. Nous nous renforçons également, comme je l’ai dit précédemment, parmi les travailleurs des plateformes numériques, de la culture et des arts, et partout où la précarité et les nouvelles formes d’exploitation de la classe ouvrière se manifestent.

Nous tirons profit de ces expériences, nous essayons de les relier et de générer un débat politique afin de promouvoir une vision alternative de ce que devrait être la lutte de la classe ouvrière au Portugal aujourd’hui, y compris les rôles du syndicalisme et des comités de base dans les entreprises. Nous disposons d’expériences intéressantes qui fournissent un matériel très riche pour ce débat.

Nous avons également développé notre intervention dans le secteur de la santé. Nos camarades ont dirigé la formation de groupes de gauche au sein des associations de médecin·es et d’infirmièr·es. Il s’agit d’une expérience riche en lien avec les syndicats du secteur de la santé et le mouvement citoyen « Davantage de SNS » pour la défense du système de santé publique. Elle fait ses premiers pas et nous espérons y jouer un rôle très actif au cours de la prochaine période.

Il y a ensuite la lutte des enseignant·es, qui a été centrale au cours de la dernière période et où l’on a assisté à une multiplication des luttes organisées et des grèves autour du petit syndicat minoritaire qui a émergé dans le secteur. Il reste très petit, mais a eu l’initiative de lancer un mouvement alors que les syndicats traditionnels ne comprenaient pas la situation. Cette minorité a compris qu’il y avait un énorme ressentiment parmi les enseignant·es et qu’il y avait une volonté de se battre, et elle a progressé, entraînant à sa suite les syndicats traditionnels. Cela a mis en évidence le rôle du PCP dans les syndicats et les conséquences de cette domination : une bureaucratisation des syndicats et un manque de réponse aux travailleurs.

 

Dick Nichols : Dans quels autres domaines le Bloc de gauche a-t-il remporté des succès ? Quels sont les domaines qui nécessitent encore le plus d’attention ? Que reste-t-il à faire pour faire du Bloc de gauche une organisation pleinement nationale ?

Jorge Costa : Le Bloc de gauche est aujourd’hui très présent dans les petites et moyennes villes du pays. Bien entendu, après le résultat des élections législatives, nous avons connu une forte baisse de nos financements publics, ce qui a eu des conséquences sur la manière dont nous pouvons nous développer partout. Mais nous essayons de résoudre ce problème et d’aller de l’avant.

 

Dick Nichols : La motion majoritaire affirme que la dépendance réduite du Bloc de gauche à l’égard du financement public suite à son vote était une bénédiction déguisée : « Le renforcement de l’autofinancement… est un changement de culture interne qui doit être approfondi ». Comment ?

Jorge Costa : Nous atteignons notre objectif de réduire la dépendance à l’égard du financement public en combinant des campagnes financières générales, en introduisant des éléments d’autofinancement et en prévoyant une composante de collecte de fonds dans toutes nos initiatives publiques. Aussi, en changeant la structure de nos dépenses et de notre propagande afin d’économiser et, dans un avenir proche, d’avoir la capacité d’augmenter considérablement la partie autofinancée de notre budget.

Cela a été bien compris par les membres puisque la cause de nos difficultés actuelles est bien connue de tous.

 

Dick Nichols : Un reproche persistant dans les contributions préparant la convention du Bloc de gauche est que ces conventions sont – contrairement à celles d’autres organisations de gauche européennes – structurées selon des motions (plateformes) concurrentes, alors que de nombreux membres ne s’identifient à 100 % à aucune d’entre elles, et que cette méthode de prise de décision tend à enraciner les tendances « de clan ».

D’un autre côté, cette méthode de structuration des conventions exige également que les membres et les délégués décident de ce qu’ils veulent réellement pour l’organisation, au lieu de perdre leur temps à discuter de centaines d’amendements (généralement mineurs) à un seul document (généralement très long) prémâché, comme au PCP.

Voyez-vous des moyens d’améliorer le déroulement des conventions du Bloc de gauche ?

Jorge Costa : Il y a de la place pour participer à nos congrès pour les camarades qui ne s’engagent dans aucune des principales plateformes. Il est vrai que l’on ne peut se présenter comme candidat à la direction du parti que dans le cadre d’une plateforme politique globale. Mais vous pouvez vous présenter comme candidat au poste de délégué sous une plateforme politique locale, indépendante des plateformes politiques générales.

Des plateformes locales capables de s’articuler entre elles et de construire une identité politique partagée – et elles le font – se présentent ensuite au congrès et apportent leur contribution sans faire partie d’aucun des grands camps politiques. C’est la tradition du parti. C’est très important pour ne pas avoir des conventions dominées par le débat entre les grands alignements. Et c’est notre expérience jusqu’à présent.

 

Dick Nichols : Le Bloc de gauche a connu un afflux de près de 1 000 nouveaux membres, principalement mais pas seulement plus jeunes et « avec une forte identification au profil écosocialiste, antiraciste et anti-conservateur du Bloc de gauche ». Comment envisagez-vous le travail d’éducation et de formation de cette « promotion » pour pouvoir assumer la responsabilité de diriger l’organisation à l’avenir ?

Jorge Costa : La manière dont nous relevons ce défi est d’organiser des réunions d’accueil spécifiques pour les nouveaux membres et d’appliquer une politique d’encouragement à la prise de responsabilités. En même temps, nous essayons toujours d’avoir une bonne présence des jeunes dans les organes élus du parti et sur ses listes électorales.

Les jeunes membres du Bloc de gauche ne sont pas ghettoïsés dans une organisation distincte, nous refusons d’avoir une organisation de jeunesse distincte. Cela signifie qu’il y a toujours une présence de camarades plus jeunes dans toutes les structures du Bloc de gauche. Ils sont à l’intérieur du parti, en contact avec les camarades plus âgés, mais, bien sûr, avec un espace pour gérer leurs propres préoccupations. Ils élisent une coordination nationale des jeunes pour traiter les problèmes des jeunes et organisent leur programme éducatif national et leur camp national annuel.

Mais pour ce qui concerne la vie quotidienne et les organes du Bloc de gauche, ils en sont membres de plein droit.

 

La gauche et la social-démocratie : comparaison entre le Portugal et l’Espagne

Dick Nichols : Il existe un contraste saisissant entre l’approche de la gauche espagnole vis-à-vis de la gauche de la social-démocratie et celle de ses homologues portugais, en particulier du Bloc de gauche. Dans l’État espagnol, il est simplement admis que la gauche non-PSOE devrait gouverner en alliance avec le PSOE, et qu’avoir « nos troupes » au gouvernement garantit un meilleur résultat que de laisser le travail aux apparatchiks du PSOE. L’approche du Bloc de gauche a été celle de la geringonça : un soutien extérieur au PS contre la droite sur la base d’un ensemble d’engagements convenus, laissant les organisations libres de faire pression, de critiquer et de présenter leur politique dans des domaines non couverts par l’accord.

Après quatre ans de geringonça portugaise (2015-2019) et trois ans et demi (2019-2023) de « cohabitation » espagnole par Unidas Podemos (UP) en tant que partenaire minoritaire dans un gouvernement PSOE, quelles conclusions en tirez-vous sur l’approche qu’il faut privilégier ?

Jorge Costa : Lorsque le Bloc de gauche a perdu la moitié de ses voix en 2022, Pablo Iglesias, alors leader de Podemos, s’est précipité dans le débat public pour dresser un bilan de l’expérience portugaise, le « modèle portugais », comme on l’appelait. Il a critiqué notre option de rester en dehors du gouvernement PS. Il a dit que nous aurions dû être au gouvernement pour avoir de l’influence, pour que nos électeurs comprennent que voter pour la gauche, c’est élire d’éventuels membres du gouvernement, changer les règles et changer la politique du gouvernement. Ainsi, Iglesias a toujours eu un mauvais pronostic concernant l’expérience portugaise.

Mais le fait est que, comme je l’ai déjà dit, à la fin du « modèle portugais » (en 2019, après l’accomplissement des clauses de l’accord quadriennal avec le PS), le Bloc de Gauche a conservé son influence et a réélu ses 19 députés. Il n’y avait donc aucun bilan négatif à tirer de cette orientation.

La perte de la moitié de nos voix s’est produite plus de deux ans après, lorsque, sans accord avec le PS, nous avons dû choisir entre être une force autonome de gauche utilisant sa représentation pour exercer une influence sur les décisions gouvernementales ou devenir un partisan inconditionnel du PS. Nous avons choisi la première option. À aucun moment nous n’avons eu de doute sur la nature du gouvernement PS, un gouvernement de centre libéral. Nous ne l’avons jamais vu comme faisant partie d’un camp progressiste ni un gouvernement de gauche. Nous y avons toujours vu une opportunité, par le biais d’un accord politique, d’obtenir des gains pour la classe ouvrière.

En revanche, quand nous regardons le bilan à la fin du mandat de près de quatre ans du gouvernement PSOE-UP en Espagne, nous devons être honnêtes et dire que les avancées que la gauche a obtenues en participant au gouvernement avec les PSOE étaient minuscules et peu nombreuses. Cela n’est pas seulement vrai sur les questions internationales, par exemple avec l’accord criminel entre le gouvernement espagnol et le Royaume du Maroc contre le peuple sahraoui – pour la première fois dans l’histoire récente de l’Espagne, la gauche n’a pas pu éviter ce tournant dans la politique étrangère espagnole – mais aussi en termes de politique sociale et de réformes du droit du travail : l’abrogation complète de la contre-réforme du travail de droite de 2012, prévue dans l’accord PSOE-UP pour le gouvernement, a été abandonnée.

Le débat stratégique porte donc sur la manière de trouver les moyens de construire des majorités électorales qui bloquent l’accès au pouvoir de la droite et de l’extrême droite et, en même temps, au sein de ces majorités, permettent un conflit ouvert avec le centre libéral (le PS ou le PSOE). Autrement dit, nous devons réfléchir à la manière de construire une alternative stratégique à gauche, capable de mener une politique pour la majorité. Nous ne voulons pas être le flanc gauche d’un gouvernement qui continue à mettre en œuvre une politique libérale et reste totalement subordonné aux règles monétaires et budgétaires de l’UE et de la zone euro.

Si l’on fait un bilan sérieux de la réforme du droit du travail menée par Yolanda Díaz et Pedro Sánchez, ou de la politique sociale en général du gouvernement espagnol au cours des quatre dernières années, il faut s’efforcer de trouver des traces de gauche. Et malgré cela, toutes ces forces – Podemos, la Gauche unie, Sumar de Yolanda Diaz – sont toutes d’accord sur le point essentiel : leur objectif est de placer des ministres au sein d’un gouvernement dirigé par les socialistes.

Ce consensus s’est traduit par des convulsions, avec de violents affrontements entre les composantes organisées de la candidature Sumar. Au prochain parlement, les partis qui ont occupé des ministères dans le gouvernement sortant (Podemos et le Parti communiste espagnol/Gauche unie) auront ensemble, au mieux, dix députés, même s’il y aura une majorité de députés du PSOE en commun avec Sumar. Ainsi, dans le contexte de la nouvelle reconfiguration de la gauche en Espagne, cette marginalisation des partis qui ont participé au précédent gouvernement PSOE-UP doit bien signifier quelque chose.

Lorsque nous avons perdu notre influence électorale au Portugal, en 2022, cela a bien sûr posé un problème. Mais en Espagne, la naturalisation de l’intégration de la gauche au gouvernement (comme conséquence apparemment nécessaire de l’affrontement avec la droite) pose la question de l’influence politique réelle de la gauche. Il faut tout faire pour bloquer l’accès de la droite et de l’extrême droite au gouvernement, c’est vrai. Mais nous ne devons en aucun cas effacer la gauche et ses objectifs pour en faire un « bloc progressiste » difficile à distinguer du simple gouvernement centriste-libéral du PS.