Mémorandum de la honte entre l’UE et Kais Saied : plus de camps et de pogroms

par Gippò Mukendi Ngandu
Benjamin Swaim « la tempête », 200x250cm, huile sur toile, 2020. Courtesy Benjamin Swain. benjaminswaim@yahoo.fr [Avec l’aimable autorisation de l’artiste, NDLR].

Un Mémorandum d’entente pour un partenariat stratégique et global entre l’Union européenne et la Tunisie a été signé à Carthage le 16 juillet. La délégation européenne était composée de Giorgia Meloni, Ursula Von der Leyen et du Premier ministre démissionnaire des Pays-Bas, Mark Rutte. En fait, les courants majoritaires des forces politiques européennes étaient présents, celui de la réaction et de la droite représenté par la Première ministre italienne, celui des chrétiens modérés par la Présidente de la Commission européenne, et celui des libéraux conservateurs par Rutte. Apparemment divisées entre elles, les principales forces politiques européennes, y compris celles de centre-gauche, ont partagé ces dernières années les politiques de l’Europe forteresse, qui visent à s’opposer impitoyablement à l’arrivée en Europe de ceux qui fuient la faim, la misère, les guerres, le racisme et le sexisme.

Que prévoit le mémorandum ?

Il repose sur cinq piliers : l’assistance macrofinancière (AMF1 ), les relations économiques, la coopération énergétique, les migrations et la promotion des contacts entre les peuples.

Concrètement, il prévoit, dès à présent, l’allocation de 150 millions d’euros pour soutenir le budget tunisien et de 105 millions pour soutenir son contrôle aux frontières.

Mais il prévoit également le renforcement de la coopération dans le domaine de l’énergie. Officiellement, l’UE aidera la Tunisie dans sa transition vers l’énergie verte. Il s’agira très probablement de renforcer des projets déjà en cours, impliquant notamment l’Italie, à travers la construction déjà prévue de câbles sous-marins à travers le canal de Sicile, dont l’impact sur l’environnement est très discutable. Ce qui est certain, c’est que la crise énergétique provoquée par la guerre en Ukraine pousse les puissances européennes à rechercher de nouvelles sources d’approvisionnement en énergie. De ce point de vue, la relation avec la Tunisie devient de plus en plus stratégique pour l’Italie.

Le président tunisien devra cependant attendre pour obtenir la tranche de financement de 900 millions d’euros de l’UE. La Commission ne bougera pas tant que l’impasse entre le FMI et Saied ne sera pas résolue, le premier exigeant des réformes suffisantes avant de débourser le prêt de 1,9 milliard et le second s’élevant contre les « diktats » du Fonds monétaire. C’est précisément pour ces raisons que la Commission jouera le rôle d’intermédiaire de confiance entre son gouvernement et le FMI, d’autant plus que certaines des réformes prévues profiteront certainement aussi aux grandes puissances européennes.

Le précédent de Gentiloni

Le récent accord représente la dernière initiative en date dans le prolongement de l’externalisation des financements en matière de gestion des flux migratoires. Le mémorandum rappelle celui signé à Rome le 2 février 2017 avec la Libye, entre le Premier ministre italien de l’époque, Paolo Gentiloni, et le chef du gouvernement libyen de réconciliation nationale, déjà surnommé « mémorandum de la honte ». Selon des sources d’Amnesty International, il a conduit à l’interception en mer de 82 000 personnes qui ont ensuite été renvoyées de force en Libye : des hommes, des femmes et des enfants qui ont été détenus arbitrairement dans de véritables camps de concentration, astreints au travail forcé, soumis à des tortures de toutes sortes, à des traitements inhumains et dégradants, à des viols et à des meurtres qui n’ont toujours pas de coupable officiel.

Entre-temps, le nombre de victimes en Méditerranée n’a pas diminué et semble même destiné à augmenter. On estime qu’au moins 26 000 personnes sont mortes en tentant de traverser ce qui a été pendant des siècles un véritable pont naturel reliant, non sans contradictions, les populations, les cultures et les échanges, mais qui se transforme aujourd’hui en un véritable cimetière marin.

Aujourd’hui comme hier, l’objectif des gouvernements européens est de conditionner l’aide à un effort accru de la part de la Tunisie pour bloquer les départs, sans aucune considération pour les droits humains et le respect des libertés politiques.

Le tournant autoritaire de Saied

Une fois élu président, Saied a réussi à faire adopter le 25 juillet 2022 une nouvelle Constitution qui instaure un véritable régime autoritaire correspondant au renforcement de la contre-révolution qui a suivi le « printemps tunisien » de 2011. Par exemple, le gouvernement soumis à son autorité n’a plus besoin d’obtenir un vote de confiance du corps législatif. Saied lui-même peut imposer certaines lois sans les soumettre au vote du Parlement. En fait, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif coïncident de plus en plus avec sa personne.

La mainmise autoritaire est également visible dans la forte répression contre les opposants qui sont menacés non seulement par la police, mais aussi par des escadrons très proches du pouvoir. La répression touche un peu toutes les forces politiques, celles qui ont déjà été au pouvoir comme les islamistes d’Ennahda, les forces d’opposition de gauche ainsi que les nostalgiques de l’ancien régime de Ben Ali.

Face à la crise économique qui frappe le pays, Saied a misé sur des thèmes nationalistes et racistes pour parvenir à un consensus. Le président tunisien a en effet revendiqué la culture arabe et musulmane comme la seule appartenant au peuple tunisien ; il a exalté la souveraineté nationale face aux « ingérences étrangères » qui empêcheraient le peuple d’exprimer librement sa volonté ; il a prôné la théorie de la « substitution ethnique » chère aux forces fascistes et réactionnaires européennes.

Son discours prononcé 21 février 2021 à la suite des violentes attaques – véritables pogroms – contre les migrants d’Afrique subsaharienne est emblématique. Selon le président tunisien, des « hordes de migrants irréguliers d’Afrique subsaharienne » sont arrivées en Tunisie et « les violences, les crimes et les comportements inacceptables ont suivi » : une situation « contre nature » qui s’inscrit dans un dessein criminel visant à « changer la composition démographique » pour faire de la Tunisie « un autre État africain qui n’appartiendrait plus au monde arabe et islamique ».

Il s’agit de rejeter sur les migrants la responsabilité des politiques capitalistes et libérales scélérates qu’il a totalement acceptées. Sur ce point, les nationalismes de tous les pays se rejoignent. Il ne faut donc pas s’étonner que Saied soit prêt à faciliter le rapatriement de ses propres citoyens, tout en refusant celui des citoyens d’autres nationalités, ce qui est d’ailleurs prévu par le droit international, bien que de plus en plus les membres de l’UE n’en tiennent compte que lorsque cela sert leurs intérêts.

Cette politique de coopération anti-migratoire et sécuritaire a des conséquences de plus en plus dramatiques : entre janvier et mai 2023, on dénombre 534 morts et disparitions près des côtes tunisiennes, plus de 3 500 arrestations en Tunisie de migrant·es subsahariens pour « séjour illégal » et 23 093 migrant·es intercepté·es par les autorités tunisiennes. Malgré cela, l’année a été marquée par une augmentation des arrivées en Italie. Pour beaucoup, la situation est devenue intenable dans de nombreuses régions de Tunisie et d’Afrique : comment croire que des frontières, aussi fortifiées soient-elles, puissent empêcher les migrants de tenter de passer ? La seule conséquence de cette escalade sécuritaire est l’explosion du nombre de morts.

Combiner le racisme, les pulsions autoritaires et les exigences de la bourgeoisie

Les gouvernements de toutes les couleurs de l’UE et les nationalistes de toutes sortes cherchent, d’une part, à nourrir les pulsions sécuritaires d’une petite bourgeoisie qui ne voit plus d’issue à la crise et, d’autre part, à alimenter la guerre entre les pauvres tout en cherchant à être le porteur le plus fiable des intérêts de la bourgeoisie.

Le discours sur la fermeture des frontières ne sert qu’à maintenir un pouvoir de plus en plus autoritaire et policier, jouant sur la division et le racisme. Au prix de milliers de morts et de souffrances indicibles.

Cela sert à diviser les travailleurs chez eux, à leur octroyer des statuts différenciés en contrepartie de salaires et de conditions de vie misérables.

Ce n’est pas un hasard si les forces réactionnaires et de centre-gauche partagent la politique des quotas de main-d’œuvre immigrée. Il semble paradoxal que, d’une part, elles appellent à une lutte sans merci contre l’immigration clandestine et que, d’autre part, elles se plient aux exigences des employeurs en matière de main-d’œuvre immigrée.

L’avertissement est clair ! Vous pouvez venir en Italie, illégalement ou légalement, mais seulement pour les emplois les moins protégés. Et, en cas de besoin, on est renvoyé. Et dans tous les cas, la condition est précaire.  Pour ces raisons, il est nécessaire de combattre la logique raciste et pro-patronale qui unit réactionnaires, modérés et sociaux-démocrates dans la défense de la forteresse Europe.

La lutte pour l’ouverture des frontières, pour la fermeture des camps, pour le respect des droits humains, pour la fin des relations néocoloniales et de la domination impérialiste de l’Europe sur l’Afrique doit donc se mêler à la défense des conventions collectives pour les conditions de travail et les salaires (une bataille qui se développe dans le secteur de la logistique), et avec la lutte pour l’égalité des droits de toutes et tous les travailleurs, y compris le droit à un permis de séjour, au logement, à la santé, à l’éducation. 

  • 1L’assistance macrofinancière (AMF) prend principalement la forme de prêts accordés à des conditions très favorables et avec des taux d’intérêt bas. Les prêts sont libérés par tranches. Pour obtenir les fonds, les pays doivent avoir signé un programme de financement avec le Fonds monétaire international (FMI), remplir des conditions en matière de respect des droits humains et de lutte contre la corruption, mais aussi mener des réformes démocratiques, économiques et en matière de gouvernance. Pour financer ces prêts, la Commission européenne emprunte sur les marchés de capitaux et rétrocède ensuite, les fonds au pays bénéficiaire.