Un régime de suprématie juive du Jourdain à la Méditerranée : c’est l’apartheid

par B’Tselem
Là était autrefois la principale rue commerçante d’Hébron. En 1994, les forces d’occupation ont forcé la fermeture de quelque 500 magasins palestiniens et ont interdit aux Palestiniens de s’y rendre en voiture puis également, en 2000, à pied. Mais les colons israéliens illégaux sont autorisés à circuler librement dans les rues fermées et sont protégés par les forces militaires d’occupation. © Travel 2 Palestine - Austin 202, CC BY 2.

Plus de 14 millions de personnes, dont environ la moitié de Juifs et l’autre moitié de Palestiniens, vivent entre le Jourdain et la mer Méditerranée sous un régime unique. La perception commune dans le discours public, politique, juridique et médiatique est que deux régimes distincts opèrent côte à côte dans cette région, séparés par la ligne verte. Le premier, à l’intérieur des frontières de l’État souverain d’Israël, serait une démocratie permanente avec une population d’environ neuf millions d’habitants, tous citoyens israéliens. L’autre régime, dans les territoires dont Israël s’est emparé en 1967 et dont le statut final est censé être déterminé lors de futures négociations, est une occupation militaire temporaire imposée à quelque cinq millions de sujets palestiniens.

Au fil du temps, la distinction entre les deux régimes s’est éloignée de la réalité. Cette situation existe depuis plus de 50 ans, soit deux fois plus longtemps que le temps que l’État d’Israël a existé sans lui. Des centaines de milliers de colons juifs résident aujourd’hui dans des colonies permanentes à l’est de la Ligne verte et vivent comme s’ils étaient à l’ouest. Jérusalem-Est a été officiellement annexée au territoire souverain d’Israël, et la Cisjordanie a été en pratique annexée. Plus important encore, cette distinction masque le fait que l’ensemble de la région située entre la mer Méditerranée et le Jourdain est organisée selon un principe unique : faire progresser et consolider la suprématie d’un groupe – les Juifs – sur un autre – les Palestiniens. Tout cela nous amène à conclure qu’il ne s’agit pas de deux régimes parallèles qui se contentent de défendre des principes identiques. Il s’agit d’un seul et même régime qui régit l’ensemble de la région et les personnes qui y vivent, sur la base d’un seul principe d’organisation unique.

Lorsque B’Tselem a été fondé en 1989, nous avons limité notre mandat à la Cisjordanie (y compris Jérusalem-Est) et à la bande de Gaza, et nous nous sommes abstenus d’aborder la question des droits humains à l’intérieur de l’État d’Israël créé en 1948 ou d’adopter une approche globale de l’ensemble de la région située entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Pourtant, la situation a changé. Le principe d’organisation du régime a gagné en visibilité ces dernières années, comme en témoigne la « Loi fondamentale : Israël - État-nation du peuple juif », adoptée en 2018, ou encore les discussions ouvertes sur l’annexion formelle de certaines parties de la Cisjordanie en 2020. Compte tenu des faits décrits ci-dessus, cela signifie que ce qui se passe dans les territoires occupés ne peut plus être traité séparément de la réalité de l’ensemble de la zone sous le contrôle d’Israël. Les termes que nous avons utilisés ces dernières années pour décrire la situation – tels que « occupation prolongée » ou « réalité à un seul État » – ne sont plus adéquats. Pour continuer à combattre efficacement contre les violations des droits humains, il est essentiel d’examiner et de définir le régime qui gouverne la région entière.

Cet article analyse la manière dont le régime israélien s’y prend pour atteindre ses objectifs dans l’ensemble de la zone qu’il contrôle. Nous ne proposons pas d’examen historique ni d’évaluation des mouvements nationaux palestinien et juif, ni de l’ancien régime sud-africain. Bien que ces questions soient importantes, elles ne relèvent pas de la compétence d’une organisation de défense des droits humains. Ce document présente plutôt les principes qui guident le régime, montre comment il les met en œuvre et indique la conclusion qui s’en dégage sur la manière dont le régime devrait être défini et ce que cela signifie pour les droits humains.

Diviser, séparer, gouverner

Dans toute la région située entre la mer Méditerranée et le Jourdain, le régime israélien met en œuvre des lois, des pratiques et une violence d’État destinées à asseoir la suprématie d’un groupe – les Juifs – sur un autre – les Palestiniens. Une méthode essentielle pour atteindre cet objectif consiste à organiser l’espace différemment pour chaque groupe.

Les citoyens juifs vivent comme si toute la région était un seul et même espace (à l’exclusion de la bande de Gaza). La Ligne verte ne signifie pratiquement rien pour eux : qu’ils vivent à l’ouest de cette ligne, dans le territoire souverain d’Israël ou à l’est, dans des colonies non officiellement annexées à Israël, n’a aucune incidence sur leurs droits ou leur statut.

Par contre, l’endroit où vivent les Palestiniens est crucial. Le régime israélien a divisé la région en plusieurs unités qu’il définit et gouverne différemment, accordant aux Palestiniens des droits différents dans chacune d’elles. Cette division ne concerne que les Palestiniens. L’espace géographique, qui est d’un seul tenant pour les Juifs, est une mosaïque fragmentée pour les Palestiniens :

• Les Palestiniens qui vivent sur les terres définies en 1948 comme territoire souverain israélien (parfois appelés Arabes-Israéliens) sont des citoyens israéliens et représentent 17 % des citoyens de l’État. Bien que ce statut leur confère de nombreux droits, ils ne jouissent pas des mêmes droits que les citoyens juifs, que ce soit en vertu de la loi ou de la pratique, comme nous le verrons plus en détail dans cet article.

• Environ 350 000 Palestinien·nes vivent à Jérusalem-Est, qui comprend quelque 70 000 dounams (1 dounam égale 1 000 m2 ou 0,1 ha) qu’Israël a annexés à son territoire souverain en 1967. Ils sont définis comme des résidents permanents d’Israël, un statut qui leur permet de vivre et de travailler en Israël sans avoir besoin de permis spéciaux, de bénéficier des prestations sociales et de l’assurance maladie, et de voter aux élections municipales. Cependant, la résidence permanente, contrairement à la citoyenneté, peut être révoquée à tout moment, à la discrétion absolue du ministre de l’Intérieur. Dans certaines circonstances, elle peut également expirer.

• Bien qu’Israël n’ait jamais formellement annexé la Cisjordanie, il traite ce territoire comme le sien. Plus de 2,6 millions de sujets palestiniens vivent en Cisjordanie, dans des dizaines d’enclaves déconnectées les unes des autres, sous un régime militaire rigide et sans droits politiques. Sur environ 40 % du territoire, Israël a transféré certains pouvoirs civils à l’Autorité palestinienne (AP). Toutefois, l’AP reste subordonnée à Israël et ne peut exercer ses pouvoirs limités qu’avec le consentement d’Israël.

• La bande de Gaza abrite environ deux millions de Palestiniens, également privés de droits politiques. En 2005, Israël a retiré ses forces de la bande de Gaza, démantelé les colonies qu’il y avait construites et abdiqué toute responsabilité quant au sort de la population palestinienne. Après la prise de pouvoir du Hamas en 2007, Israël a imposé un blocus sur la bande de Gaza qui est toujours en place. Pendant toutes ces années, Israël a continué à contrôler de l’extérieur presque tous les aspects de la vie à Gaza.

Israël accorde aux Palestiniens un ensemble de droits différents dans chacune de ces unités, tous inférieurs aux droits accordés aux citoyens juifs. L’objectif de la suprématie juive est poursuivi différemment dans chaque unité, et les formes d’injustice qui en résultent diffèrent : l’expérience vécue par les Palestiniens de Gaza sous blocus n’est pas la même que celle des sujets palestiniens de Cisjordanie, des résidents permanents de Jérusalem-Est ou des Palestiniens citoyens vivant sur le territoire israélien souverain. Il ne s’agit pourtant que de variations sur le fait que tous les Palestiniens vivant sous l’autorité israélienne sont traités comme inférieurs en droits et en statut aux Juifs qui vivent dans la même région.

Les quatre principales méthodes utilisées par le régime israélien pour promouvoir la suprématie juive sont décrites ci-dessous. Deux d’entre elles sont mises en œuvre de manière similaire dans l’ensemble de la région : la restriction des migrations des non-Juifs et l’accaparement de terres palestiniennes pour y construire des communautés exclusivement juives, tout en reléguant les Palestiniens dans de petites enclaves. Les deux autres sont mises en œuvre principalement dans les territoires occupés : restrictions draconiennes à la circulation des Palestiniens non citoyens et déni de leurs droits politiques. Le contrôle de ces aspects de la vie est entièrement entre les mains d’Israël : dans toute la région, Israël a le pouvoir exclusif sur le recensement de la population, l’attribution des terres, les listes électorales et le droit (ou le refus de ce droit) de voyager à l’intérieur, d’entrer ou de sortir de n’importe quelle partie de la région.

A. Immigration : réservée aux Juifs

Tout juif dans le monde et ses enfants, petits-enfants et conjoints ont le droit d’immigrer en Israël à tout moment et d’obtenir la citoyenneté israélienne, avec tous les droits qui y sont associés. Ce statut leur est accordé même s’ils choisissent de vivre dans une colonie de Cisjordanie qui n’a pas été officiellement annexée au territoire souverain d’Israël. L’octroi du statut est laissé à l’entière discrétion des fonctionnaires – le ministre de l’Intérieur (dans l’État souverain d’Israël) ou le commandant militaire (dans les territoires occupés). Malgré cette distinction officielle, le principe d’organisation reste le même : les Palestiniens vivant dans d’autres pays ne peuvent pas immigrer dans la région située entre la mer Méditerranée et le Jourdain, même si eux-mêmes, leurs parents ou leurs grands-parents sont nés et ont vécu dans cette région. Le seul moyen pour les Palestiniens d’immigrer dans les zones contrôlées par Israël est d’épouser un Palestinien qui y vit déjà (en tant que citoyen, résident ou sujet), de remplir une série de conditions et de recevoir l’approbation d’Israël.

Israël ne se contente pas d’entraver l’immigration palestinienne, il empêche également les Palestiniens de se déplacer d’une unité à l’autre, si ce déplacement – aux yeux du régime – est susceptible d’améliorer leur statut. Par exemple, les citoyens palestiniens d’Israël ou les résidents de Jérusalem-Est peuvent facilement s’installer en Cisjordanie (bien qu’ils risquent ainsi de perdre leurs droits et leur statut). Les Palestiniens des territoires occupés ne peuvent pas obtenir la citoyenneté israélienne et s’installer sur le territoire souverain israélien, sauf dans de très rares cas, qui dépendent de l’approbation des responsables israéliens.

La politique israélienne en matière de regroupement familial illustre ce principe. Pendant des années, le régime a dressé de nombreux obstacles devant les familles dont chaque conjoint vit dans une unité géographique différente. Au fil du temps, cela a entravé et souvent empêché un·e Palestinien∙ne épousant un∙e Palestinien∙ne d’une autre unité d’acquérir le statut dans cette unité. En raison de cette politique, des dizaines de milliers de familles n’ont pas pu vivre ensemble. Si l’un des conjoints réside dans la bande de Gaza, Israël autorise la famille à y vivre ensemble, mais si l’autre conjoint réside en Cisjordanie, Israël exige qu’il s’installe définitivement à Gaza. En 2003, la Knesset a adopté un décret temporaire (toujours en vigueur) interdisant la délivrance de la citoyenneté israélienne ou de la résidence permanente aux Palestinien·nes des territoires occupés qui épousent des Israélien·nes – contrairement aux citoyens d’autres pays. Dans des cas exceptionnels approuvés par le ministre de l’intérieur, les Palestinien·nes de Cisjordanie qui épousent des Israélien·nes peuvent se voir accorder un statut en Israël, mais ce statut n’est que temporaire et ne leur donne pas droit à des prestations sociales.

Israël porte également atteinte au droit des Palestinien·nes des territoires occupés – y compris Jérusalem-Est – de continuer à vivre là où ils sont nés. Depuis 1967, Israël a révoqué le statut de quelque 250 000 Palestinien·nes de Cisjordanie (y compris Jérusalem-Est) et de la bande de Gaza, parfois au motif qu’ils avaient vécu à l’étranger pendant plus de trois ans. Il s’agit notamment de milliers de résident·es de Jérusalem-Est qui ont déménagé à quelques kilomètres à l’est de leur domicile, dans des parties de la Cisjordanie qui ne sont pas officiellement annexées. Toutes ces personnes ont été privées du droit de retourner chez elles et dans leur famille, là où elles sont nées et où elles ont grandi.

B. Accaparement de terres pour les Juifs et entassement des Palestiniens dans des enclaves

Israël pratique une politique de « judaïsation » de la région, fondée sur l’idée que la terre est une ressource destinée presque exclusivement au groupe juif. La terre est utilisée pour développer et étendre les communautés juives existantes et en construire de nouvelles, tandis que les Palestinien·nes sont dépossédé·es et confiné·es dans de petites enclaves surpeuplées. Cette politique est appliquée aux terres situées sur le territoire israélien souverain depuis 1948 et aux Palestinien·nes des territoires occupés depuis 1967. En 2018, le principe sous-jacent a été inscrit dans la « loi fondamentale : Israël - l’État-nation du peuple juif », qui stipule que « l’État considère le développement des colonies juives comme une valeur nationale et prendra des mesures pour encourager et promouvoir l’établissement et le renforcement de ces colonies ».

À l’intérieur de son territoire souverain, Israël a promulgué des lois discriminatoires, notamment la loi sur la propriété des absents, qui lui permet d’exproprier de vastes étendues de terres appartenant à des Palestinien·nes, y compris des millions de dounams dans des communautés dont les habitant·es ont été expulsé·es ou ont fui en 1948 et n’ont pas le droit de revenir. Israël a également réduit de manière significative les zones désignées pour les conseils locaux et les communautés palestiniennes, qui ont désormais accès à moins de 3 % de la superficie totale du pays. La plupart des terres désignées sont déjà saturées de constructions. En conséquence, plus de 90 % des terres situées sur le territoire souverain d’Israël sont désormais sous le contrôle de l’État.

Israël a utilisé ces terres pour construire des centaines de communautés pour les citoyen·nes juifs, mais pas une seule pour les citoyen·nes palestiniens. L’exception est une poignée de villes et de villages construits pour concentrer la population bédouine, qui a été dépouillée de la plupart de ses droits de propriété. La plupart des terres sur lesquelles vivaient les Bédouin·es ont été expropriées et enregistrées comme terres d’État. De nombreuses communautés bédouines ont été définies comme « non reconnues » et leurs résident·es comme des « envahisseurs ». Sur les terres historiquement occupées par les Bédouin·es, Israël a construit des communautés exclusivement juives.

Le régime israélien restreint fortement la construction et le développement dans le peu de terres restantes dans les communautés palestiniennes situées sur son territoire souverain. Il s’abstient également de préparer des plans directeurs qui reflètent les besoins de la population et maintient les zones de juridiction de ces communautés pratiquement inchangées malgré la croissance de la population. Il en résulte de petites enclaves surpeuplées où les habitant·es n’ont d’autre choix que de construire sans permis.

Israël a également adopté une loi autorisant les communautés dotées de comités d’admission, qui se comptent par centaines dans tout le pays, à rejeter les candidats palestiniens pour cause d’« incompatibilité culturelle ». Cela empêche effectivement les citoyen·nes palestinien·nes de vivre dans les communautés désignées pour les Juifs/ves. Officiellement, tout·e citoyen·ne israélien peut vivre dans n’importe quelle ville du pays ; en pratique, seuls 10 % des citoyen·nes palestiniens le font. Même dans ce cas, ils et elles sont généralement relégué·es dans des quartiers séparés en raison du manque de services éducatifs, religieux et autres, du coût prohibitif de l’achat d’une maison dans d’autres parties de la ville, ou de pratiques discriminatoires dans la vente de terrains et de maisons.

Le régime a utilisé le même principe d’organisation en Cisjordanie depuis 1967 (y compris Jérusalem-Est). Des centaines de milliers de dounams, y compris des terres agricoles et des pâturages, ont été pris aux sujets palestinien·nes sous divers prétextes et utilisés, entre autres, pour établir et étendre des colonies, y compris des quartiers résidentiels, des terres agricoles et des zones industrielles. Toutes les colonies sont des zones militaires fermées dans lesquelles les Palestinien·nes n’ont pas le droit de pénétrer sans autorisation. À ce jour, Israël a établi plus de 280 colonies en Cisjordanie (Jérusalem-Est incluse), où vivent aujourd’hui plus de 600 000 Juifs/ves. D’autres terres ont été prises pour construire des centaines de kilomètres de routes de contournement pour les colons.

Israël a mis en place un système de planification distinct pour les Palestinien·nes de Cisjordanie, principalement destiné à empêcher la construction et le développement. De vastes étendues de terres ne sont pas constructibles, ayant été déclarées terres d’État, zone de tir, réserve naturelle ou parc national. Les autorités s’abstiennent également d’élaborer des plans directeurs adéquats reflétant les besoins actuels et futurs des communautés palestiniennes sur le peu de terres qui ont été épargnées. Le système de planification séparée est axé sur la démolition des structures construites sans permis – là aussi, par manque de choix. Tout cela a piégé les Palestinien·nes dans des dizaines d’enclaves densément peuplées, le développement à l’extérieur de ces enclaves – que ce soit pour un usage résidentiel ou public, y compris les infrastructures – étant presque totalement interdit.

C. Restriction de la liberté de circulation des Palestinien·nes

Israël autorise ses citoyen·nes et résident·es juifs et palestiniens à circuler librement dans toute la région. Les exceptions sont l’interdiction d’entrer dans la bande de Gaza, qu’il définit comme un « territoire hostile », et l’interdiction (essentiellement formelle) d’entrer dans les zones ostensiblement sous la responsabilité de l’Autorité palestinienne (zone A). Dans de rares cas, les citoyen·nes ou résident·es palestiniens sont autorisé·es à entrer dans la bande de Gaza.

Les citoyen·nes israélien·nes peuvent également quitter le pays et y revenir à tout moment. En revanche, les résident·es de Jérusalem-Est n’ont pas de passeport israélien et une absence prolongée peut entraîner la révocation de leur statut. Israël restreint régulièrement les déplacements des Palestinien·nes dans les territoires occupés et leur interdit généralement de se déplacer entre les unités. Les Palestinien·nes de Cisjordanie qui souhaitent entrer en Israël, à Jérusalem-Est ou dans la bande de Gaza doivent s’adresser aux autorités israéliennes. Dans la bande de Gaza, qui fait l’objet d’un blocus depuis 2007, toute la population est emprisonnée car Israël interdit pratiquement tout mouvement d’entrée ou de sortie, sauf dans de rares cas qu’il définit comme humanitaires. Les Palestinien·nes qui souhaitent quitter Gaza ou les Palestinien·nes d’autres unités qui souhaitent y entrer doivent également soumettre une demande spéciale de permis aux autorités israéliennes. Les permis sont délivrés avec parcimonie et ne peuvent être obtenus que par le biais d’un mécanisme strict et arbitraire, ou régime de permis, qui manque de transparence et de règles claires. Israël considère chaque permis délivré à un Palestinien comme un acte de grâce plutôt que comme l’accomplissement d’un droit acquis.

En Cisjordanie, Israël contrôle toutes les routes entre les enclaves palestiniennes. Cela permet à l’armée – comme bon lui semble – de mettre en place des postes de contrôle volants, de fermer les points d’accès aux villages, de bloquer les routes et d’empêcher le passage aux postes de contrôle. En outre, Israël a construit la barrière de séparation en Cisjordanie et a désigné les terres palestiniennes, y compris les terres agricoles, coincées entre la barrière et la ligne verte comme « zone frontalière ». Les Palestinien·nes de Cisjordanie n’ont pas le droit de pénétrer dans cette zone et sont soumis au même régime de permis.

Les Palestinien·nes des territoires occupés ont également besoin d’une autorisation israélienne pour se rendre à l’étranger. En règle générale, Israël ne leur permet pas d’utiliser l’aéroport international Ben Gourion, qui se trouve à l’intérieur de son territoire souverain. Les Palestinien·nes de Cisjordanie doivent passer par l’aéroport international de Jordanie, mais ils ne peuvent le faire que si Israël les autorise à franchir la frontière jordanienne. Chaque année, Israël refuse des milliers de demandes de passage de cette frontière, sans aucune explication. Les Palestinien·nes de Gaza doivent passer par le point de passage de Rafah contrôlé par l’Égypte – à condition qu’il soit ouvert, que les autorités égyptiennes les laissent passer et qu’ils puissent entreprendre le long voyage à travers le territoire égyptien. À de rares exceptions près, Israël autorise les habitant·es de Gaza à traverser son territoire souverain à bord d’une navette escortée, afin d’atteindre la Cisjordanie et, de là, de continuer vers la Jordanie, puis vers leur destination.

D. Déni du droit des Palestinien·nes à la participation politique

Comme leurs homologues juifs, les citoyen·nes palestiniens d’Israël peuvent agir politiquement pour défendre leurs intérêts, notamment en votant et en se présentant aux élections. Ils et elles peuvent élire des représentant·es, créer des partis ou adhérer à des partis existants. Cela dit, les élu·es palestinien·nes sont continuellement vilipendé·es – un sentiment propagé par des personnalités politiques de premier plan – et le droit des citoyen·nes palestiniens à la participation politique fait l’objet d’attaques constantes.

Les quelque cinq millions de Palestinien·nes qui vivent dans les territoires occupés ne peuvent pas participer au système politique qui régit leur vie et détermine leur avenir. En théorie, la plupart des Palestinien·nes ont le droit de voter aux élections de l’AP. Cependant, comme les pouvoirs de l’AP sont limités, et même si des élections étaient organisées régulièrement (les dernières ont eu lieu en 2006), l’État israélien continuerait à régir la vie des Palestinien·nes, car il détient les principaux aspects de la gouvernance dans les territoires occupés. Il s’agit notamment du contrôle de l’immigration, du recensement de la population, de la planification et des politiques foncières, de l’eau, des infrastructures de communication, de l’importation et de l’exportation, ainsi que du contrôle militaire sur la terre, la mer et l’espace aérien.

À Jérusalem-Est, les Palestinien·nes sont pris entre le marteau et l’enclume. En tant que résident·es permanent·es d’Israël, ils et elles peuvent voter aux élections municipales, mais pas au parlement. D’autre part, Israël fait en sorte qu’il leur soit difficile de participer aux élections de l’Autorité palestinienne.

La participation politique ne se limite pas à voter ou à se présenter aux élections. Israël refuse également aux Palestinien·nes des droits politiques tels que la liberté d’expression et la liberté d’association. Ces droits permettent aux individus de critiquer les régimes, de protester contre les politiques, de former des associations pour faire avancer leurs idées et, d’une manière générale, d’œuvrer en faveur du changement social et politique.

Une série de lois, telles que la loi sur le boycott et la « loi Nakba », ont limité la liberté des Israélien·nes de critiquer les politiques relatives aux Palestinien·nes dans l’ensemble de la région. Les Palestinien·nes des territoires occupés sont confrontés à des restrictions encore plus sévères : ils ne sont pas autorisés à manifester, de nombreuses associations ont été interdites et presque toute déclaration politique est considérée comme une incitation à la révolte. Ces restrictions sont appliquées assidûment par les tribunaux militaires, qui ont emprisonné des centaines de milliers de Palestinien·nes et elles constituent un mécanisme clé pour maintenir l’occupation. À Jérusalem-Est, Israël s’efforce d’empêcher toute activité sociale, culturelle ou politique associée d’une manière ou d’une autre à l’Autorité palestinienne.

La division de l’espace entrave également la lutte unifiée des Palestinien·nes contre la politique israélienne. Les différences dans les lois, les procédures et les droits entre les unités géographiques, et les restrictions draconiennes de circulation ont séparé les Palestinien·nes en groupes distincts. Cette fragmentation aide non seulement Israël à promouvoir la suprématie juive, mais elle fait également obstacle à la critique et à la résistance.

Non à l’apartheid : c’est notre combat

Le régime israélien, qui contrôle l’ensemble du territoire situé entre le Jourdain et la mer Méditerranée, cherche à promouvoir et à consolider la suprématie juive dans l’ensemble de la région. À cette fin, il a divisé la région en plusieurs unités, chacune avec un ensemble différent de droits pour les Palestinien·nes – toujours inférieurs aux droits des Juifs/ves. Dans le cadre de cette politique, les Palestinien·nes se voient refuser de nombreux droits, notamment le droit à l’autodétermination.

Un régime qui utilise des lois, des pratiques et une violence organisée pour asseoir la suprématie d’un groupe sur un autre est un régime d’apartheid. L’apartheid israélien, qui promeut la suprématie des Juifs/ves sur les Palestinien·nes, n’est pas né en un jour ou d’un seul discours. Il s’agit d’un processus qui s’est progressivement institutionnalisé et explicité, avec des mécanismes introduits au fil du temps dans la loi et la pratique pour promouvoir la suprématie juive. Ces mesures accumulées, leur omniprésence dans la législation et la pratique politique, ainsi que le soutien public et judiciaire dont elles bénéficient, sont autant d’éléments qui nous permettent de conclure que le seuil permettant de qualifier le régime israélien d’apartheid est atteint.

Si ce régime s’est développé au fil des ans, pourquoi publier ce document en 2021 ? Qu’est-ce qui a changé ? Ces dernières années ont été marquées par une augmentation de la motivation et de la volonté des fonctionnaires et des institutions israéliennes de consacrer la suprématie juive dans la loi et de déclarer ouvertement leurs intentions. L’adoption de la « Loi fondamentale : Israël - État-nation du peuple juif » et le projet déclaré d’annexion officielle de certaines parties de la Cisjordanie ont fait voler en éclats la façade qu’Israël s’était efforcé de maintenir pendant des années.

La « Loi fondamentale sur l’État-nation », promulguée en 2018, consacre le droit du peuple juif à l’autodétermination, à l’exclusion de tous les autres. Elle établit que la distinction entre les Juifs/ves en Israël (et dans le monde entier) et les non-Juifs/ves est fondamentale et légitime. Sur la base de cette distinction, la loi autorise une discrimination institutionnalisée en faveur des Juifs/ves dans les domaines de la colonisation, du logement, de l’aménagement du territoire, de la citoyenneté, de la langue et de la culture. Il est vrai que le régime israélien a largement suivi ces principes auparavant. Cependant, la suprématie juive est désormais inscrite dans la loi fondamentale, ce qui en fait un principe constitutionnel contraignant – contrairement aux lois ordinaires ou aux pratiques des autorités, qui peuvent être contestées. Cela indique à toutes les institutions de l’État que non seulement elles peuvent, mais qu’elles doivent, promouvoir la suprématie juive dans l’ensemble de la zone sous contrôle israélien.

Le projet d’Israël d’annexer officiellement certaines parties de la Cisjordanie est aussi une façon d’ajuster le statut officiel des territoires occupés, qui s’accompagne d’une rhétorique creuse sur la négociation de leur avenir, au fait qu’Israël a effectivement annexé la majeure partie de la Cisjordanie depuis longtemps. Israël n’a pas mis en pratique ses déclarations sur l’annexion formelle après juillet 2020 et, depuis, différents responsables ont publié des déclarations contradictoires à propos de ce plan. Indépendamment de la manière dont Israël procédera à l’annexion formelle d’une manière ou d’une autre, son intention d’exercer un contrôle permanent sur l’ensemble de la région a déjà été ouvertement déclarée par les plus hauts responsables de l’État.

Le raisonnement du régime israélien et les mesures utilisées pour le mettre en œuvre rappellent le régime sud-africain qui cherchait à préserver la suprématie des citoyens blancs, en partie en divisant la population en classes et sous-classes et en attribuant des droits différents à chacune d’entre elles. Il existe bien sûr des différences entre les régimes. Par exemple, la division en Afrique du Sud était basée sur la race et la couleur de peau, alors qu’en Israël, elle est basée sur la nationalité et l’ethnicité. En Afrique du Sud, la ségrégation se manifestait également dans l’espace public, sous la forme d’une séparation officielle et réglementée entre les personnes en fonction de la couleur de leur peau – un degré de visibilité qu’Israël évite généralement. Pourtant, dans le discours public et dans le droit international, l’apartheid ne signifie pas une copie exacte de l’ancien régime sud-africain. Aucun régime ne sera jamais identique. Le terme « apartheid » est depuis longtemps un terme indépendant, ancré dans les conventions internationales, qui fait référence au principe d’organisation d’un régime : promouvoir systématiquement la domination d’un groupe sur un autre et s’efforcer de la consolider.

Le régime israélien n’a pas besoin de se déclarer comme un régime d’apartheid pour être défini comme tel, pas plus qu’il n’est pertinent que les représentants de l’État le proclament largement comme une démocratie. Ce ne sont pas les déclarations qui définissent l’apartheid, mais la pratique. Si l’Afrique du Sud s’est déclarée régime d’apartheid en 1948, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce que d’autres États lui emboîtent le pas, compte tenu des répercussions historiques. La réaction de la plupart des pays à l’apartheid sud-africain est davantage susceptible de dissuader les pays d’admettre la mise en œuvre d’un régime similaire. Il est également évident que ce qui était possible en 1948 ne l’est plus aujourd’hui, tant sur le plan juridique qu’au niveau de l’opinion publique.

S’il est douloureux de regarder la réalité en face, il est encore plus pénible de vivre sous une botte. La dure réalité décrite ici peut encore se détériorer si de nouvelles pratiques sont introduites – avec ou sans législation pour les accompagner. Néanmoins, le peuple a créé ce régime et c’est lui qui peut l’aggraver ou travailler à le remplacer. C’est cet espoir qui est à l’origine de la présente prise de position. Comment peut-on lutter contre l’injustice si elle n’est pas nommée ? L’apartheid est le principe organisateur, mais reconnaître ce fait ne signifie pas baisser les bras. Au contraire, c’est un appel au changement.

La lutte pour un avenir fondé sur les droits humains, la liberté et la justice est particulièrement cruciale aujourd’hui. Il existe plusieurs voies politiques vers un avenir juste ici, entre le Jourdain et la mer Méditerranée, mais chacun d’entre nous doit d’abord dire non à l’apartheid.

 

Auteur·es

B’Tselem

B’Tselem est un ONG israélienne, fondée en février 1989. Sa tâche principale consiste à « documenter et informer le public et les décideurs israéliens sur les violations des droits humains dans les territoires occupés, combattre la situation de déni dominant le public israélien, et aider à créer une culture des droits humains en Israël ». Elle documente la torture, la restriction de la liberté de mouvement, l’expropriation de terres, la destruction de maisons, la violence des colons israéliens, etc. Parallèlement, elle proteste contre la peine de mort et les violations des droits humains commises par l’Autorité palestinienne. Elle est menacée par le gouvernement israélien, qui restreint ses droits, notamment en 2018 par une loi « sur la transparence ». Nous publions ici un document adopté par B’Tselem le 12 janvier 2021, publié sur son site web. Traduit de l’anglais par JM.