Écologie politique, communisme du vivant, décroissance

par Henri Wilno
Livre Paul Guillibert, Exploiter les vivants. Une écologie politique du travail, Amsterdam
Paul Guillibert, Exploiter les vivants. Une écologie politique du travail, Amsterdam

À la fin du Manifeste communiste, Marx et Engels stigmatisent « les inventeurs de systèmes » qui « à l’activité sociale, substituent leur propre ingéniosité » et pour qui « l’avenir du monde se résout dans la propagande et la mise en pratique de leurs plans de société »1 . Beaucoup de propagandistes de la rupture nécessaire pour échapper à la catastrophe écologique semblent bien tomber dans ce travers.

Dans Exploiter les vivants, le philosophe Paul Guillibert passe en revue de nombreux travaux de chercheurs. Se revendiquant du marxisme, Guillibert souligne qu’une écologie émancipatrice suppose la jonction avec les luttes sociales et l’anticapitalisme pour aller vers un « communisme du vivant ».

Dès l’introduction, Guillibert, à partir d’une mobilisation environnementale qui s’est déroulée en Californie, insiste sur la nécessité pour les objectifs de la transition écologique d’intégrer les revendications sociales sous peine de risquer de dégrader la condition des travailleurs/euses. Ce qu’il défend prend de front « le discours des dominants » pour lequel « l’écologie semble être une affaire d’inventions techniques ou d’impératifs éthiques » (page 18). Ces deux facettes sont d’ailleurs complémentaires et leur mise en œuvre infléchirait peut-être la croissance mais ne changerait rien de fondamental du point de vue de la logique du capital : l’exploitation du travail ne serait pas remise en cause et on pourrait assister au renforcement de certains traits du système. Par exemple l’extractivisme pour fournir le lithium nécessaire aux batteries des véhicules, ou le développement maintenu des tâches reposant plus particulièrement sur les femmes ou des travailleurs/ses mal payé·es et aux conditions de travail souvent dégradées. « L’écologie commence à la maison » affirment certains tenants de la croissance verte : Gillibert insiste sur le côté fallacieux de ce mot d’ordre qui met en exergue les comportements de consommation sans s’attaquer « au fond de l’affaire, à la production capitaliste, c’est-à-dire à la production de marchandises pour le profit » (page 27).

« S’attaquer à la production de marchandises pour le profit »

Mais Guillibert insiste sur une autre impasse possible : « l’idée que tout le problème viendrait des rapports sociaux » (page 30). On ne peut négliger le fait que les rapports sociaux capitalistes génèrent des dispositifs techniques qui – comme les combustibles fossiles – sont immédiatement responsables de la crise écologique. De la même façon, le capitalisme génère des modes de consommation polluants et profondément inégalitaires.

De la même façon que Marx faisait une distinction entre « économie vulgaire » qui reste à la surface des choses, aux représentations, et « économie politique » qui essaie d’identifier les structures réelles de l’économie, Guillibert propose de différencier écologie vulgaire et écologie politique. Reprenant le sous-titre du Capital, Critique de l’économie politique, l’auteur résume ainsi sa démarche : « la critique de l’écologie politique insiste au contraire sur les rapports de domination en tant qu’ils sont constitutifs de la catastrophe actuelle » (page 35). Guillibert note la pluralité des critiques de l’écologie politique selon la forme de domination qu’elles privilégient (genre, colonisation, etc.). Pour sa part, il se réclame de la critique marxiste de l’écologie politique qui étudie « la centralité des rapports de classe dans la crise écologique » (page 38). C’est à ce titre qu’il nous intéresse plus particulièrement.

Le livre comprend ensuite trois parties. La première est consacrée aux lieux d’exploitation et de domination : l’usine, la plantation, le foyer. La deuxième montre que, afin de permettre l’accumulation de valeur, le capitalisme met « au travail », avec des modalités différentes, non seulement les humains mais aussi tant certains animaux (dont il s’approprie le produit du travail) que certaines relations naturelles pour augmenter par exemple la productivité des sols. À cela s’ajoute l’appropriation des forces naturelles par la déforestation et l’extractivisme. Au total, il s’agit pour le capital d’enrôler la nature dans des rapports sociaux de production humains. « La recherche du profit conduit à l’effondrement des ressources, d’un côté, et à l’émission de pollutions, de l’autre » (page 138). L’auteur cite Marx sur la production capitaliste qui « ruine dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur ». Mais toutes les pratiques humaines ne sont pas écocidaires : « les relations qui assurent la régénération des écosystèmes et des corps sont soutenables ».

« Une écologie des travailleurs »

La troisième partie s’intitule « Prolétariat des vivants et contre-pouvoirs écologiques. Grèves, communs et décroissance » et est centrée autour de ce que pourrait être une « écologie de la classe ouvrière » (page 141). Guillibert souligne l’existence de luttes sociales défendant des projets de sauvegarde de l’emploi et de remise en cause des pollutions industrielles : aciérie de Tarente, raffinerie de Grandpuits, Fos-sur-Mer, etc. Chacun de ces exemples nécessiteraient un examen plus précis2 . Ces expériences devraient inspirer à la fois le mouvement ouvrier et les écologistes. Guillibert souligne les ambiguïtés du thème de la « transition juste » porté par les organisations internationales qu’il qualifie de « promesse assez floue de justice sociale destinée à faire accepter à une partie des travailleurs/ses une transition écologique engagée “par le haut” afin de maintenir la structure générale de l’accumulation capitaliste » (page 151). Si la transition écologique implique la décroissance, elle ne peut ignorer la question de la dépendance au salaire des travailleurs/ses comme condition de leur subsistance. « Une écologie des travailleurs doit donc arracher la subsistance au salaire, c’est-à-dire arracher la reproduction sociale à la production capitaliste, responsable de l’exploitation et de l’écocide » (page 155). Guillibert rappelle les travaux de syndicalistes américains issus des luttes des années soixante-dix revendiquant la continuité totale du salaire et des avantages sociaux pour tous les travailleurs des secteurs à démanteler.

Guillibert discute les positions largement divergentes du japonais Kohei Sato qui prône un communisme de la décroissance3 et du géographe marxiste américain Matt Huber pour qui le mouvement pour le climat ne peut gagner que s’il s’appuie sur la classe ouvrière4 et qui critique violemment le thème de la décroissance5 . Sur cette question, Guillibert est clair : « La production ne doit pas seulement être décarbonée mais elle doit décroitre » (page 150). Il dénonce chez Huber une conception strictement climatique de la crise environnementale négligeant l’épuisement des ressources, les pollutions industrielles et agricoles, etc. Guillibert souligne donc que la critique de la décroissance par Huber est fort discutable. Mais Huber soulève un argument juste : « une “politique du moins”, de la sobriété ou de la frugalité n’emportera pas l’adhésion du plus grand nombre […] les travailleurs/ses et les pauvres des Nords et des Suds risquent de ne pas voir dans ce mot d’ordre un slogan mobilisateur » car « ils font déjà l’expérience de la privation. » (pages 168 à 170). La situation relative des pauvres et de larges couches d’exploités s’est de plus largement dégradée, y compris dans les pays du Nord. L’auteur reconnait aussi à Matt Huber un mérite important : celui « contrairement à la plupart des penseurs de l’écologie politique contemporaine […] de chercher à identifier les forces sociales capables de transformer le rapport de force écologique » (page 171). Mais il critique son schématisme : de la position dans les rapports sociaux ne découle pas mécaniquement la capacité à se constituer en force, indépendamment du degré de politisation. Pour finir, Guillibert souligne qu’un nouvel imaginaire, à son avis, se constituerait, plus qu’autour du mot d’ordre de décroissance qui ne fait rêver pratiquement personne, sur la notion de « communisme du vivant » qui se construira par « l’auto-organisation d’une classe ouvrière consciente des conditions socio-économiques de la reproduction de la vie » (page 174) et supposera, bien sûr, la planification et la remise en cause de la propriété privée des moyens de production. On peut certes considérer, et c’est la position de Daniel Tanuro, que la question de l’acceptabilité sociale est un faux-fuyant et qu’« il faut oser raisonner en termes de “désirabilité” »6 . Un programme écosocialiste décroissant est parfaitement désirable pour quantité de raisons, et notamment le fait que les 1 % les plus riches émettent plus de CO2 que les 50 % les plus pauvres. L’urgence écologique démontre certainement la légitimité d’un combat extrêmement radical contre les inégalités, contre les privilèges des riches et des capitalistes, contre le tout-marché et la satisfaction socialisée des besoins fondamentaux, etc. Mais, à notre avis, il n’en demeure pas moins que sur cette question, comme sur d’autres, les intérêts objectifs des exploité·es et opprimé·es ne génèrent pas automatiquement l’acceptation de la boussole qui serait nécessaire.

Un possible écofascisme

Guillibert termine son livre en soulignant le risque de « l’apartheid climatique », d’une gouvernance de l’anthropocène fondée sur la fermeture des frontières, le racisme et la militarisation, en un mot d’une forme d’écofascisme. Il cite le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, qui, en 2020, a déclaré que « le meilleur allié de l’écologie, c’est la frontière ».

Le livre de Guillibert aborde beaucoup de thèmes que nous avons, pour certains, négligés dans cet article. Certains de ces thèmes peuvent être contestés comme l’extension des catégories de travail, voire d’exploitation, aux non-humains7 . À plus forte raison, on peut s’interroger sur le fait d’énumérer dans une même phrase tous ceux qui se heurteraient à la logique d’une modernité technique capitaliste : « peuples autochtones, […] paysans, […] travailleurs/ses […] musulmans qui doivent se plier aux normes de la sécularisation blanche » (page 199-200) : ce genre de développement est pour le moins sommaire dans sa globalité et dans le détail (notamment pour ce qui est de la formule très contestable sur la sécularisation « blanche », possible glissement à partir du thème de la « sécularisation impériale ») (9). D’autres pistes mériteraient plus de développements comme les développements sur les limites de la notion de communs. Parfois, on peut avoir le sentiment que l’auteur, par souci de ne pas négliger certains sujets, se perd dans une forêt trop dense.

La décroissance, une contrainte pas une revendication

Une des questions centrales, à l’heure où est élaboré par la IVe Internationale un projet de Manifeste écosocialiste, est celle de la décroissance. Dans son rapport d’étape d’octobre 20238 , Daniel Tanuro traite des difficultés autour de cette question. Il souligne, pour sa part, que « la décroissance n’est ni un slogan, ni une revendication ; c’est une contrainte résultant de la folie capitaliste qui nous a menés là où nous sommes. » Il ajoute plus loin : « cette formulation et sa justification doivent absolument être maintenues dans la partie du texte qui analyse la situation. Par contre, pour éviter tout malentendu, nous proposons de la retirer du titre. Le nouveau titre que nous proposons est “Rompre avec la croissance capitaliste, pour une alternative écosocialiste”. Ou “Rompre avec la croissance capitaliste, restaurer la planète et assurer une vie bonne à toutes et tous”. Ou une combinaison de ces formules, on verra. »

Trotsky dans le Programme de transition parlait du « pont » nécessaire entre la conscience actuelle des masses et le programme de la révolution9 . C’est bien à cette nécessité que nous sommes confrontés aujourd’hui, à cette questions décisive pour qui est persuadé que la concrétisation de l’écosocialisme ne résultera ni de la bonne volonté des dominants, ni de notre seule puissance de conviction.

  • 1Le manifeste du parti communiste - K. Marx, F. Engels (III).
  • 2On pourrait y ajouter, dans un autre contexte, l’entreprise verrière Glaverbel en Belgique citée par Daniel Tanuro dans « La crise climatique, le capitalisme, le combat écologique et le syndicalisme », Europe Solidaire Sans Frontières et, comme exemple récent, l’usine GKN en Italie. Lire à ce propos « Écologie ouvrière, actionnariat populaire : soutien à la lutte des ouvrier·es ex-GKN », tribune collective publiée par le Club de Mediapart.
  • 3Voir « Ce best-seller japonais qui défend le “communisme décroissant” », Romaric Godin, Mediapart et la conférence de Sato à Paris le 11 novembre 2023 : « Conférence exceptionnelle : Kohei Saito, le Capital dans l’anthropocène », Institut la Boétie.
  • 4« Comment le mouvement pour le climat peut-il gagner ? », Matt Huber, 28 octobre 2023, Le vent se lève.
  • 5Interview de Matt Huber, 20 juillet 2023, « Le problème avec la “décroissance” », Le vent se lève
  • 6Voir Joseph Confavreux dans la Revue du crieur, repris dans « Le “vivant” noie-t-il le poisson politique ? ».
  • 7Sur ce thème voir Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, Mohamad Amer Meziane, 2021, La Découverte.
  • 8Daniel Tanuro, « Projet de Manifeste écosocialiste : Rapport au CI de la IVe Internationale », octobre 2023, Europe Solidaire Sans Frontières
  • 9Léon Trotsky, Programme de transition, 1938.

 

Auteur·es

Henri Wilno

Henri Wilno est économiste, membre de la IVe Internationale.