Austérité, super-décret et loi « char d’assaut »

par Mario Bortolotto
Cérémonie d’investiture présidentielle et de remise des clés au Congrès national le 10 décembre 2023 à Buenos Aires, Argentine. © Delfina Linares / Senado de la Nación Argentina — Domaine public.

Quelques jours de mandat de l’ultra-droite de Javier Milei ont permis d’entrevoir l’essence de son projet. Le contenu de l’accord conclu avec Macri et Bullrich pour le scrutin de ballottage a révélé la soif de pouvoir et les intérêts des grands capitalistes qui le soutiennent.

Lorsqu’il a pris ses fonctions le 10 décembre, Milei a symboliquement tourné le dos au pouvoir législatif, l’endroit où le vote populaire lui avait tourné le dos. Trois actions ont suffi pour rendre claires ses intentions. Il y a tout d’abord le paquet de mesures économiques, incluant un plan d’austérité drastique et une dévaluation des revenus des salariés et des classes moyennes : une dévaluation de 118 % de la monnaie, des coupes budgétaires dans les travaux publics, le gel des programmes pour l’emploi, la suppression des subventions aux services essentiels pour la population et l’abrogation de réglementations sur les médias. Ces mesures ont déclenché une augmentation immédiate et frénétique des prix des biens et des services, laissant prévoir une inflation de plus de 60 % pour le premier trimestre 2024, réduisant les salaires à néant et plongeant des millions de personnes dans la pauvreté.

Pour contenir le mécontentement et intimider les protestataires, un protocole anti-manifestation initié par la ministre Patricia Bullrich a été annoncé. Ce protocole « anti-piqueteros » vise à décourager les mouvements sociaux par des mesures répressives qui violent la jurisprudence existante, y compris la Constitution nationale, la Convention interaméricaine des droits humains et les traités internationaux sur les droits civils et politiques.

Une attaque en règle

Cette annonce de répression a été suivie par le décret de « nécessité et urgence » (DNU 70/2023), composé de 366 articles. Ce décret, qui suivait le paquet composé de mesures économiques, a provoqué une poussée inflationniste immédiate et fait planer le spectre de l’hyperinflation. S’il n’est pas nouveau que le pouvoir exécutif utilise des décrets de nécessité et d’urgence, il est inquiétant que plus de 300 lois soient modifiées, ce qui constitue non seulement un asservissement du pouvoir législatif mais aussi une destruction des droits fondamentaux qui protègent des millions de familles de travailleurs/ses contre la voracité des grandes entreprises.

L’élaboration du « méga-décret de nécessité et d’urgence » semble avoir été conçue sur mesure pour les grandes entreprises transnationales, comme le souligne le journaliste Diego Genoud dans un article qui explique comment les grands cabinets d’avocats d’affaires ont été les principaux architectes de cette loi (1). L’ampleur et la portée de ce décret le placent au même niveau que les dérogations et les modifications apportées par la dernière dictature génocidaire entre 1976 et 1983 : déréglementation économique, privatisations, régression sociale, renforcement des pouvoirs publics et durcissement de la répression contre tous les types de protestation.

La « loi omnibus » est en réalité la « loi tanqueta »

La soi-disant « loi Omnibus » est une véritable « loi char d’assaut ». Après une importante mobilisation sociale contre l’ajustazo (« coupes drastiques ») et le decretazo (« super décret »), les centrales syndicales ont présenté un recours contre l’ensemble du DNU devant les tribunaux fédéraux. Le même jour, le porte-parole de la présidence, Manuel Adorni, a présenté un projet de loi intitulé « Bases et points de départ pour la liberté des Argentins ». Ce document inhabituel, de plus de 300 pages et 664 articles, vise à modifier ou abroger 366 lois régissant divers secteurs, y compris dans le Code de procédure pénale, le Code civil et commercial, le Code des douanes, le Code minier et le Code électoral national.

Il remplace 359 articles de loi et plusieurs dirigeants ont souligné qu’il s’agissait de facto d’une réforme constitutionnelle. Il est pratiquement impossible, en quelques jours, de mesurer la portée et la signification de toutes ces modifications, et encore moins pour la majorité de la population. C’est un scandale juridique que l’exécutif dirigé par Javier Milei et Victoria Villaroel tente de réaliser dans le cadre tactique du plan d’ultra-droite. Celui-ci cherche à créer « la confusion, la désintégration et la fragmentation » afin d’imposer un régime spécial de nature dictatoriale au nom des « marchés » hégémonisés par leurs amis milliardaires. Afin de mettre en évidence la nature autoritaire et antidémocratique du nouveau gouvernement, nous soulignerons quelques sections de la « Ley Tanqueta » qui mettent en évidence les intérêts représentés et ses méthodes.

Vers la dictature

Pour évaluer le degré de dangerosité des articles, il faut souligner les dangers représentés par l’article 1, qui cherche à concentrer le pouvoir public dans le PEN (Pouvoir exécutif national) sous la justification d’une « urgence économique, financière, fiscale, sociale, de prévoyance, de sécurité, de défense, tarifaire, d’énergie, de santé et sécurité sociale ». Cela permettrait, entre autres, de fixer de manière discrétionnaire le montant des pensions, les « moratores » (compléments de retraites que l’on rachète), la durée de cotisation, l’âge de la retraite, etc.

Quant à l’article 2, il est présenté comme un véritable éloge du marché libre, prônant l’absence d’intervention et de réglementation de l’État. Cet article est l’expression la plus complète du rêve des entreprises monopolistiques et transnationales qui soutiennent le programme de Milei et Villaroel.

L’article 3 donne la possibilité au pouvoir exécutif de transférer des pouvoirs législatifs, par périodes de deux ans, renouvelables jusqu’à la fin du mandat de Milei et Villaroel. Il s’agit en fait d’une déclaration de dictature unipersonnelle du pouvoir exécutif et de blocage des fonctions du Congrès pour une durée de quatre ans.

D’autre part, les articles 5 et 6 permettent au pouvoir d’intervenir dans toutes les administrations publiques, centrales et locales, à l’exception des universités nationales. Cette possibilité de chasse aux sorcières vise à soumettre toutes les structures en donnant à l’exécutif plus de pouvoir qu’aucun gouvernement n’en a jamais eu. Le secteur d’État est l’une des principales cibles des attaques du gouvernement.

Privatisations à tout-va

Le chapitre II constitue l’un des aspects les plus néfastes du char d’assaut juridique, représentant un véritable pillage du patrimoine public et étatique. L’article 9 de ce chapitre vise à conférer au Pouvoir exécutif national les pleins pouvoirs pour liquider 34 entreprises de la plus haute valeur stratégique pour le pays, mais aussi d’un grand intérêt pour les fonds d’investissement. Ces véritables vautours pourront s’approprier des richesses inestimables pour leurs actionnaires, en achetant des entreprises formidables à des prix dérisoires (2).

En 2023, l’entreprise pétrolière d’État YPF (3) et Banco Nación sont des exemples caractéristiques d’entreprises rentables et stratégiques. YPF a généré un bénéfice brut d’exploitation de 3 milliards de dollars en seulement neuf mois, avec des réserves qui dépassent largement sa dette de 16 milliards de dollars, utilisée comme argument pour sa vente. Selon les calculs du Centre d’économie politique argentin, les ressources et les réserves d’YPF, y compris le pétrole et le gaz, s’élèvent à 310,5 milliards de dollars. D’autre part, Banco Nación affiche un résultat proche de 700 milliards de pesos en 2023, avec plus de 13 000 milliards de dépôts, soutenu par une solide cote de crédit. Dans les deux cas, l’intention de vendre n’est pas due à des pertes, mais à leur attrait en tant qu’investissements pour des entités privées. Une démonstration claire de la logique de dépossession et de pillage qui imprègne l’ensemble du projet de loi.

L’impunité pour les riches

Le chapitre V présente les « mesures fiscales » destinées aux champions de l’évasion fiscale et des devises, aux millionnaires et aux hommes d’affaires amis. Dès la « Section I - Régime de régularisation exceptionnelle des obligations fiscales, douanières et de sécurité sociale », les avantages pour la caste des entrepreneurs multimillionnaires sont évidents.

L’article 155, paragraphe b, établit la suspension de toute action civile pour des délits fiscaux, de change, douaniers et administratifs, contredisant frontalement le slogan de la propagande de Milei : « Tout dans la loi, rien en dehors de la loi ». Ce point contribue au blanchiment de capitaux et d’actifs par le projet de loi, dépassant, selon les analyses des experts, ce qu’était cette pratique pendant l’administration de Macri. En outre, il renforce l’« allègement » fiscal pour les millionnaires grâce à la réduction du taux de l’impôt sur le patrimoine. Milei a promis de « libérer le pays », mais en réalité il ne libère que les millionnaires, au détriment des travailleurs/ses.

Conformément aux amendements à la Loi sur le contrat de travail contenus dans le méga DNU, qui élimine les amendes et les sanctions pour non-enregistrement, l’article 119 accorde aux employeurs « le bénéfice de la suppression des amendes et autres sanctions pour les infractions formelles commises jusqu’au 30 novembre 2023 ».

Des attaques réactionnaires

Les articles 535 à 540 modifient la loi Micaela (qui oblige tou·tes les fonctionnaires à suivre un stage sur les questions de genre et des violences faites aux femmes, NDLR). La Fondation Micaela García « La Negra » avertit que l’objectif est de modifier la loi afin que seules les personnes qui travaillent dans le secteur public au sein des organismes compétents soient obligées de respecter la loi et non toutes les personnes qui travaillent dans les trois branches de l’État. En outre, on peut souligner l’élimination du concept de « genre », remplacé par la formule de « violence familiale et violence à l’égard des femmes ». Il s’agit d’un camouflet à la lutte menée depuis des décennies par le mouvement des femmes et les LGBTI.

Le chapitre III pourrait être appelé la liquidation de la Culture au service des méga-industries « culturelles » hégémoniques, où les arts et la culture sont réduits aux entreprises hégémoniques. Dans cette section, il s’agit d’écraser le mouvement des travailleurs de la culture qui ne se résignent pas au pouvoir du « dieu argent » admiré par certains adeptes de Milei. Les articles 558 et suivants s’attaquent à l’Institut national du cinéma et des arts audiovisuels et à l’Institut national de la musique, fermant l’Institut national du théâtre et le Fonds national des arts. Il vise également les bibliothèques populaires et, l’article 60 propose l’abrogation de la loi du prix uniforme de vente au public.

Un chapitre répressif et totalitaire est présenté

Pour ceux qui ne partagent pas la vision de « l’offensive libérale des milliardaires », le « Chapitre I – Sécurité intérieure, Section I - Organisation de manifestations » présente des mesures inédites. L’article 326 du Code pénal national est modifié. Cette modification vise à poursuivre pénalement toute personne qui organise et/ou participe à des manifestations publiques, en imposant des peines allant d’un à six ans de prison, en fonction du type de manifestation et de l’interprétation réalisée par la justice sur son influence dans cette manifestation. En outre, dans les articles suivants, de 327 à 341, l’établissement d’un régime policier-dictatorial est évident, puisqu’une réunion et/ou une manifestation publique supérieure à trois personnes peut être punie. Ce chapitre caractérise clairement la « Ley Tanqueta », qui suscite d’immenses inquiétudes quant à un possible retour à l’époque du terrorisme d’État et de la persécution politique par l’État. Cela ne manquera pas de susciter la nostalgie du millier de génocidaires condamnés pour crimes contre l’humanité qui espèrent également être absous par ce qu’ils considèrent comme leur propre gouvernement.

Dans les différents secteurs et collectifs, il y a autant d’analyses qu’il y a de lois modifiées. Elles s’accordent toutes sur l’avalanche d’abus dans les domaines de l’environnement (abrogation des lois contre les brûlis incontrôlés), de la santé, de l’éducation, de la protection de l’enfance, etc. Il est clair que nous ne devons pas permettre ces mesures, inconstitutionnelles, qui violent toutes sortes de droits sociaux, civils et politiques.

Ne nous trompons pas

D’une part, il est essentiel de ne pas confondre le vote populaire pour une formule électorale, motivé par le mécontentement généré par huit ou neuf années de détérioration des conditions de vie, avec le soutien à la mise en place d’un régime autoritaire. Certains sondages montrent que « Milei a perdu 1 % de soutien par jour de son mandat, pour arriver à 55,5 % de personnes ayant une image négative de lui, contre seulement 44,1 % ayant une image positive » (4). En outre, « 56,1 % des personnes interrogées déclarent que le DNU est inconstitutionnel et devrait être abrogé par le Congrès ou les tribunaux ».

D’autre part, il n’est pas vrai que la seule solution à la situation soit un ajustement drastique qui sacrifie les droits du travail, civils et sociaux. La crise invoquée par Milei pour justifier la concentration des pouvoirs publics manque de fondements clairs et ne repose sur aucune donnée réelle. Au cours de ces années, il y a toujours eu des gagnants, tels que les agro-exportateurs, les constructeurs automobiles, les grandes sociétés immobilières, les propriétaires fonciers, les banques et les sociétés financières. Le manque de transparence dans la présentation de leurs bilans rend difficile un débat éclairé sur la crise. De même concernant la légalité, la légitimité et l’utilisation de la fabuleuse dette contractée autrefois auprès du FMI par l’actuel ministre de l’Économie de Milei, Luis Caputo, qui jouit toujours de l’impunité grâce à la complicité du pouvoir judiciaire (5).

La seule motivation perceptible dans les principes du Décret de nécessité et d’urgence et de la « loi Tanqueta » est l’actualisation des rapports de force. Elle cherche à renforcer et à perpétuer la domination, déjà forte, du grand capital dans la lutte historique contre le monde du travail, la classe ouvrière. En outre, elle cherche à maintenir la dépendance impérialiste, en donnant carte blanche aux sociétés transnationales qui cherchent à s’approprier à prix réduit l’accès à la nourriture, aux minéraux et à l’énergie encore afin d’atténuer les effets de la crise énergétique, climatique et alimentaire dans le Nord global. Tant le projet de loi que le décret ont été rédigés par des représentants de ces intérêts et ont trouvé un exécutant disposé à réaliser leurs souhaits.

Les vieilles recettes réactionnaires de l’ultra-droite

Dans la Stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre (2007), la journaliste canadienne Naomi Klein synthétise les vieilles recettes que, pendant des décennies, des économistes jusqu’ici marginaux, financés par le grand capital, ont développées et ont pu appliquer partiellement et dans d’autres aventures autoritaires, et que Milei tente d’appliquer avec son arrivée au gouvernement :

« Pendant plus de trois décennies, Milton Friedman et ses pernicieux disciples avaient perfectionné leur stratégie : attendre une crise de grande envergure, puis, pendant que les citoyens sont encore sous le choc, vendre l’État, morceau par morceau, à des intérêts privés avant de s’arranger pour pérenniser les “réformes” mise en place à la hâte […] “Seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements”, fait-il observer. ”Lorsqu’elle se produit, les mesures à prendre dépendent des idées alors en vigueur. Telle est, me semble-t-il, notre véritable fonction : trouver des solutions de rechange aux politiques existantes et les entretenir jusqu’à ce que des notions politiquement impossibles deviennent politiquement inévitables.” » Il estimait qu’« une nouvelle administration dispose de six à neuf mois pour mettre en œuvre des changements législatifs majeurs ; si elle ne saisit pas l’occasion d’agir au cours de cette période particulière, elle n’aura plus la même opportunité ».

Milton Friedman a appris l’importance de tirer parti d’une crise de grande ampleur ou d’un état de choc dans les années 1970, lorsqu’il était conseiller du dictateur Augusto Pinochet. Non seulement les citoyen·nes chilien·nes étaient en état de choc après le violent coup d’État de Pinochet, mais le pays était également traumatisé par un processus très aigu d’hyperinflation… Friedman a conseillé à Pinochet d’imposer un ensemble de mesures rapides pour la transformation économique du pays : réductions d’impôts, libre marché, privatisation des services, réduction des dépenses sociales, libéralisation et déréglementation générales. Friedman a prédit que la rapidité, l’immédiateté et l’ampleur des changements économiques provoqueraient une série de réactions psychologiques chez les gens qui « faciliteraient le processus d’ajustement ». Il a inventé une formule pour cette tactique douloureuse : le « traitement de choc » économique.

L’hyperinflation

Dans le même ordre d’idées, on peut citer un texte du théoricien marxiste Perry Anderson : « Si le Chili a été, en ce sens, une expérience pilote pour le nouveau néolibéralisme dans les pays avancés occidentaux, l’Amérique latine a également fourni l’expérience pilote pour le néolibéralisme de l’Est post-soviétique. Je fais ici référence à la Bolivie, où, en 1985 Jeffrey Sachs a perfectionné son traitement de choc, appliqué plus tard en Pologne et en Russie, mais préparé à l’origine pour le gouvernement Banzer, puis appliqué imperturbablement par Victor Paz Estenseoro, lorsque ce dernier a été élu à la surprise générale président à la place de Banzer. En Bolivie, la mise en œuvre de l’expérience n’avait pas besoin de briser un puissant mouvement ouvrier, comme au Chili, mais de stopper l’hyperinflation. Le régime qui a adopté le plan Sachs n’était pas une dictature, mais l’héritier du parti populiste qui avait provoqué la révolution sociale de 1952. En d’autres termes, l’Amérique latine a également initié une variante néolibérale “progressiste”, qui s’est ensuite répandue dans le sud de l’Europe, dans les années de l’euro-socialisme. Mais le Chili et la Bolivie sont restés des expériences isolées jusqu’à la fin des années 1980 ».

Pour mettre en œuvre ces politiques de choc, ils ont dû instaurer des régimes autoritaires « au Venezuela, et [avec] l’élection de Fujimori au Pérou dans les années 1990. Aucun de ces dirigeants n’a assumé devant le peuple, avant d’être élu, ce qu’il a fait par la suite. Menem, Carlos Andrés et Fujimori avaient d’ailleurs promis exactement le contraire des politiques radicalement antipopulaires qu’ils ont mises en œuvre dans les années 1990. Quant à Salinas, il est notoire qu’il n’a même pas été élu, mais qu’il a frauduleusement volé les élections. Sur les quatre expériences de cette décennie, nous pouvons dire que trois ont enregistré des succès impressionnants à court terme – le Mexique, l’Argentine et le Pérou – et qu’une a échoué : le Venezuela.

« La différence est significative. La condition politique de la déflation, de la déréglementation, du chômage et de la privatisation dans les économies mexicaine, argentine et péruvienne était une formidable concentration du pouvoir exécutif… Menem et Fujimori ont dû innover avec des lois d’urgence, des coups d’État institutionnels et des réformes constitutionnelles. Cette dose d’autoritarisme politique n’était pas envisageable au Venezuela, dont la démocratie de parti est plus continue et plus solide que dans tout autre pays d’Amérique du Sud. Il est le seul à avoir échappé aux dictatures militaires et aux régimes oligarchiques depuis les années cinquante. Mais il serait hasardeux de conclure que seuls les régimes autoritaires peuvent imposer avec succès des politiques néolibérales en Amérique latine. Le cas de la Bolivie, où tous les gouvernements élus après 1985, tant celui de Paz Zamora que celui de Sánchez Losada, ont poursuivi dans la même voie, est là pour le prouver. La leçon à tirer de la longue expérience bolivienne est la suivante : il existe un équivalent fonctionnel au traumatisme de la dictature militaire en tant que mécanisme permettant d’amener démocratiquement, et non par la contrainte, un peuple à accepter les politiques néolibérales les plus drastiques. Cet équivalent est l’hyperinflation. »

La question se pose ici de savoir si les premières mesures du ministre Luis Caputo, telles que la méga-dévaluation de 118 %, avaient pour objectif de générer un choc inflationniste dans le but de prédisposer la population à des réformes autoritaires.

Ne provoque pas le peuple argentin en décembre

Les réponses populaires à la tentative autoritaire ont été claires dans les manifestations de rue qui ont surgi en réaction à la rafale de mesures des premiers jours. Ces manifestations de résistance reflètent les ressources démocratiques et la mobilisation de la classe ouvrière, malgré les tentatives antérieures de maintenir le mouvement populaire dans la passivité.

Sur les réseaux sociaux, un dicton a circulé : « N’envahissez jamais la Russie en hiver et ne provoquez jamais le peuple argentin en décembre ». Ce dicton suggère que la mémoire collective et sociale du peuple argentin garde en tête certains moments historiques. Les mobilisations du 20 décembre, suite à l’annonce de mesures d’austérité par Caputo, ont été l’une des plus importantes de ces dernières années, attirant des secteurs qui ne participent habituellement pas aux commémorations du soulèvement populaire de 2001 contre le néolibéralisme.

Les concerts de casseroles et les manifestations qui ont suivi l’annonce nocturne du décret de Milei ont défié, comme dans l’après-midi, le protocole « anti-manifestation » de Bullrich. La pression populaire, exprimée par des manifestations de rejet et de mécontentement les jours suivants, a conduit la CGT et les CTA à appeler à une nouvelle mobilisation pour le mercredi 27. Dans un jeu de contre-attaques, le gouvernement a annoncé la loi Tanqueta et, le lendemain, la CGT, lors de son Comité central confédéral, a cédé à la pression populaire en appelant à la grève générale.

Cette grève, prévue pour 12 heures le 24 janvier, à partir de 11 h du matin, avec des manifestations, est justifiée par l’intention du gouvernement de traiter le projet de loi lors de la session plénière des député·es le 25 janvier.

« Peuple qui nous entend, rejoins la lutte ».

Une fois de plus, il a été démontré que si la classe ouvrière se lance dans une lutte se déroulant dans la rue, il est possible de défier sérieusement les tentatives autoritaires et répressives des gouvernements en place. Mais pour que les objectifs populaires soient atteints, un plan d’action coordonné des secteurs syndicaux, des mouvements sociaux, des partis d’opposition et du peuple en général sera fondamental. Non seulement pour bloquer l’offensive du grand capital, mais aussi pour reconstituer le mouvement populaire et repenser une issue alternative à partir des classes subalternes qui ont été pillées, exploitées et vilipendées pendant tant d’années.   

C’est pourquoi il est vital de nous renforcer en adoptant une ligne ferme et claire de front unique dans la lutte. Ouvrir et construire les ponts pour un large débat politique brisant les tentatives d’encerclement répressif du mouvement populaire, et en défense de ses droits et de ses revendications.

Pour cela il est vital d’activer tous les réseaux de soutien et de solidarité pour embrasser la lutte qui émerge, partout. Nous devons nous réinventer afin de proposer une voie claire pour sortir de l’impasse dans laquelle les forces de l’ultra-droite nous poussent.

L’heure n’est pas au doute et aux spéculations. L’enjeu est de taille et c’est maintenant que nous avons besoin de toutes et tous.

« Peuple uni, jamais vaincu. »

Le 13 janvier 2024

Mario Bortolotto est professeur à l’université nationale de Rosario et membre de Poder Popular. Traduit par Fabrice Thomas.

 

notes

1) « La ley de los dueños », 26 décembre 2023, LaPoliticaOnline.

2) Parmi les plus emblématiques, citons Correo oficial de la República Argentina S.A., Empresa Argentina de Navegación Aérea S.E., Energía Argentina S.A., Fábrica Argentina de Aviones « Brig. San Martín » S.A., Fabricaciones Militares S.E., Ferrocarriles Argentinos S.E., Innovaciones Tecnológicas Agropecuarias S.A., Intercargo S.A.U., Nación Bursátil S.A., Nación Servicios S.A., Nucleoeléctrica Argentina S.A., Radio y Televisión Argentina S.E., TELAM S.E., Belgrano Cargas Y Logística S.A., Vehículo Espacial Nueva Generación S.A., Yacimientos Carboníferos Fiscales Empresa Del Estado, et YPF S.A.

3) YPF, Yacimientos Petrolíferos Fiscales (gisement pétrolifère d’État), est une entreprise spécialisée dans l’exploitation, l’exploration, la distillation, la distribution et la vente de pétrole ainsi que ses dérivés. C’est la plus grande entreprise d’Argentine. Elle emploie directement ou indirectement plus de 46 000 personnes.

4) « Javier Milei, con un 55 por ciento de imagen negativa », Página12, 30 décembre 2023.

5) « El regreso de los endeudadores y saqueadores seriales », Mario Bortolotto, Poder Popular Argentine,