Voir plus loin que la guerre entre État et mafia

par Napoleón Saltos

« La paix n’est pas l’absence de guerre, c’est une vertu, un état d’esprit, une volonté de bienveillance, de confiance, de justice. » Baruch Spinoza

L'Équateur vit un nouveau chapitre d’une époque agitée. Fito1  s’est évadé de prison (le 7 janvier, NDLR) et ses soldats ont envahi le plateau de la chaine TCTV pour proférer des menaces d’une guerre généralisée. Une série d’attaques a été déclenchée, avec des voitures incendiées, des bombes dans les lieux publics, des attaques de magasins. La réponse du gouvernement Noboa est de déclarer la guerre aux gangs et d’instaurer « l’état d’urgence » et « l’état de conflit armé interne ». Une vague de terreur et de peur se répand. La société se retrouve prisonnière du couvre-feu et de la peur.

Des affaires mêlant mafia et politiques

Fito est le symptôme d’un problème plus profond. Le trafic de drogue et le capital criminel correspondent à la forme de reproduction élargie du capital dans la phase actuelle, où il n’y a pas de frontière entre le capital légal et le capital criminel. Le trafic de drogue et les gangs criminels ne peuvent pas fonctionner sans entretenir des liens organiques avec les pouvoirs locaux et transnationaux, avec les structures du pouvoir d’État.

L’affaire « Gran Padrino » (le grand parrain), sous le gouvernement Lasso, a montré les liens entre les mafias albanaises et le groupe financier Banco de Guayaquil de Danilo Carrera2 , et avec le réseau créé par le gouvernement dans l’administration des entreprises publiques alors confiée aux mains de Hernán Luque Lecaro. Avec l’assassinat de Rubén Cherres Faggioni, qui est était la fois l’opérateur et l’intermédiaire, cette affaire a été étouffée.

L’affaire Metástasis3  a mis en lumière les liens entre Leandro Norero, baron de la drogue assassiné en 2022, et l’ancien vice-président de Lenin Moreno, Jorge Glas, ainsi que des généraux, des juges, des membres de l’assemblée, des politiciens, qui avaient monté un réseau pour l’impunité et d’affaires frauduleuses. La question se pose alors : que sont devenus les téléphones de Fito, qui sont les juges, les politiciens, la police qui protègent l’empire de Los Choneros géré de l’intérieur des prisons ?

Un système profondément ancré dans la société

L’autre racine structurelle est le recrutement par les bandes criminelles de jeunes, surtout issus de secteurs marginalisés, parce qu’ils n’ont aucune perspective de vie. La culture de l’argent facile, de la réussite individuelle et la présentation des trafiquants de drogue comme des modèles, diffusés par les médias et les réseaux, détruisent les liens du « vivre ensemble » et ouvrent la porte au recrutement de jeunes par le crime organisé. L’appartenance à un gang est devenue un mode de vie, ou plutôt un mode de mort. Comme l’a dit l’un d’entre eux, nous n’avons pas d’espoir, nous sommes déjà morts.

Le gouvernement, dans son décret sur « l’état de conflit armé interne », cite 21 gangs, mais on estime qu’il y en a 70, comptant de 40 à 50.000 membres, situés principalement dans les provinces côtières d’Esmeraldas, Manabí, Guayas, et dans les provinces frontalières de Carchi, Imbabura, Sucumbíos, où se trouvent les routes principales du grand trafic de capitaux criminels, mais ils se sont étendus à l’échelle nationale.

Les gangs prospèrent grâce au micro-trafic, à l’extorsion, au contrôle des vaccins, aux enlèvements, aux meurtres sous contrat, aux services rendus aux cartels transnationaux, au trafic de drogues, d’êtres humains, d’armes et d’organes, et ils ont commencé à blanchir de l’argent dans d’autres activités, telles que l’exploitation minière, la construction et le sport.

Les gangs, premier niveau du trafic de drogue et du capital criminel

Ils sont liés aux cartels transnationaux mexicains, Sinaloa, Jalisco Nueva Generación, le Clan du Golfe et la mafia albanaise, qui se disputent les routes et les réseaux d’acheminement de la drogue vers l’Europe et les États-Unis, les marchés de consommation et l’accumulation de l’argent du crime. On estime que, surtout après les accords de paix en Colombie en 2016, 70 % de la drogue produite dans le sud de la Colombie passe par l’Équateur.

Les gangs locaux opèrent en coordination avec des groupes économiques liés au commerce extérieur et aux flux financiers, tant locaux que transnationaux, avec des acteurs étatiques, des politiciens, des juges, des militaires et des policiers. Les liens sont organiques ; il n’y a pas de frontières entre les gangs et le capital criminel.

Un État policier et antisocial

La réponse du gouvernement de Daniel Noboa a poursuivi et radicalisé la stratégie de la « guerre contre le trafic de drogue et les mafias ». Les questions soumises à la Consultation populaire et les décrets sur l’état d’urgence et les conflits internes renforcent les pouvoirs de répression et de contrôle des forces armées, qui agissent non seulement en appui des actions policières, mais aussi en tant que direction stratégique ; nous entrons dans un plan de militarisation du pays, de remplacement de l’État de droit par un État de sécurité policière, et dans une politique de renoncement à la souveraineté au nom de l’aide internationale. Une stratégie d’intimidation de la population qui justifie des mesures de choc politique et économique et une répression aveugle, visant avant tout la condamnation raciale des jeunes, afrodescendants, indiens, montubios (métis), qui vivent dans des quartiers ravagés par la pauvreté et le trafic de drogue ; les pauvres et les exclu·es sont deux fois victimes, et les criminels puissants restent impunis.

Cette stratégie peut certes donner des résultats immédiats sur le terrain, mais elle a échoué en Équateur et ailleurs parce qu‘elle ne s’attaque pas aux racines structurelles du capital criminel et du trafic de drogue. Les stratégies sécuritaires et le renforcement de la capacité de dissuasion des organismes militaires et policiers doivent s’inscrire dans le cadre d’une politique globale, en commençant par la réforme et l’épuration des forces armées et de la police, la réforme complète du système judiciaire, l’enquête et le renseignement pour localiser les chefs de gangs et la coordination avec les pouvoirs économiques et politiques.

Des mesures d’urgence

Une tâche immédiate est d’être vigilant et d’exiger que la Cour constitutionnelle examine les décrets d’exception et de conflit armé interne, ainsi que les questions de la Consultation populaire, et ne légitime pas les plans de guerre et de violence contre les droits humains et les droits constitutionnels.

Il reste des sujets tabous. Il faut commencer par déconstruire les racines économiques, l’activité lucrative du trafic de drogue et les différentes formes de capital criminel, par un processus graduel sous le contrôle de l’État et de la société, et par des accords internationaux, en premier lieu avec les pays andins, pour légaliser la production et la consommation de drogue, promouvoir des plans de développement alternatif au niveau des régions et contrôler les flux financiers, qui profitent de la dollarisation dans notre pays.

Pour que les jeunes et les familles des quartiers, des communautés et des provinces pauvres ne soient pas pris au piège par le capital criminel, il faut un plan pour construire des territoires libérés et répondre aux besoins fondamentaux et aux attentes des populations marginalisées. La Santé, l’Education, les opportunités d’emploi et de production, l’éthique de la solidarité, les liens communautaires sont les antidotes au mal du capital criminel et du trafic de drogue. C’est là que devraient se concentrer la fermeté, les accords politiques et l’aide internationale.

Il est difficile, voire impossible, pour les puissances dominantes d’agir dans ce sens. C’est à la société civile, aux mouvements sociaux, aux peuples indigènes, aux Afro-Colombiens, aux montubios, aux collectifs de femmes et de défense des droits humains, aux universités critiques, aux médias alternatifs, aux communautés religieuses engagés en faveur des pauvres, qu’il revient de construire une culture et une stratégie de paix, fondées sur leur propre pouvoir et sur un engagement plein d’espoir en faveur d’un Équateur juste. 

 

Le 11 janvier 2024

Napoleón Saltos est sociologue et professeur à l’université centrale de l’Équateur.

Article traduit du portugais par Luc Mineto.

  • 1José Adolfo Macías Villamar, dit Fito, est un criminel, chef du cartel Los Choneros depuis 2020. Il s’est évadé le 7 janvier 2024. Il a depuis été arrêté en Argentine et expulsé vers l’Équateur.
  • 2Le journal en ligne La Posta publie le 9 janvier 2023 un article intitulé « El Gran Padrino » dans lequel est dénoncé l’existence d’un réseau de corruption impliquant des compagnies publiques, l’entrepreneur Rubén Cherres Faggioni et le banquier Danilo Carrera Drouet, beau-frère du président Guillermo Lasso, qui avait avait largement financé les campagnes électorales de Lasso avant de le remplacer à la tête de la banque Guayaquil.
  • 3 Diana Salazar, la procureure en guerre contre la “narcopolitique” », La Croix avec AFP, le 18/01/2024.
notes

Chronologie

2023

Le nombre d'Équatoriens qui quittent le pays est multiplié par trois.

Guillermo Lasso dissout le Parlement pour éviter d’avoir à démissionner.

Election présidentielle

> En août 2023, le député et journaliste Fernando Villavicencio, candidat à l’élection présidentielle qui faisait campagne contre la corruption, est assassiné au cours d’un meeting à Quito. C’était un des rares candidats qui dénonçait les liens du crime organisé avec le gouvernement.

Au premier tour de la présidentielle, la candidate de gauche Luisa Gonzalez, héritière du courant de Rafael Correa, est en tête avec 33 % des voix. Elle est opposée à l’homme d’affaires Daniel Noboa qui recueille 24 % des voix.

Le vote est associé à un référendum où les électeurs se prononcent à 60 % pour la fermeture d'une exploitation pétrolière dans le parc Yasuni en Amazonie.

> En octobre 2023, élection à la présidence de Daniel Noboa, un jeune patron néolibéral, avec 52 % des voix. 

Son père a fait fortune dans la production de bananes. Il bat Luiza Gonzales. Participation de 82 %. 

Daniel Noboa n’a pas de majorité au Parlement.

 

2024

Le pays est ravagé par la violence du narcotrafic.

Le taux d’homicide est grimpé à 40 pour 100.000 habitants. Il est supérieur à celui du Mexique. A cause de la violence des narcotrafiquants, la vie des habitants et de leurs enfants est extrêmement dangereuse et la plupart des gens n’osent pas parler de peur d’être assassinés.

De nombreux policiers sont à la solde des gangs.

Les groupes criminels contrôlent les prisons. Les chefs de gangs dirigent leurs affaires depuis leurs cellules. Les détenus doivent leur payer une protection faute de quoi ils courent le risque d’être tués. Il y a régulièrement des massacres dans les prisons, les membres des différents gangs s’entretuent.

Les juges et les avocats sont l’objet de menaces et les pots de vin sont une pratique courante.

Le crime organisé a infiltré les institutions à tous les niveaux. L’Equateur est en passe de devenir un narco-Etat.